C'est quand tout peut commencer que tout, déjà, s'achève
C’est quand tout peut commencer, enfin, que tout déjà s’achève. C’est le secret de l’inachevé, de l’aphorisme, de ce genre de choses : avoir toujours un train d’avance, ou rester sans cesse dans une grande distance, ou encore sillonner les grands et les petits chemins sans être happé par rien. Ce n’est pas un manque de précision, quelque chose de nécessairement vague qui finalement ne dit rien, car c’est le ‘‘chemin’’ qui parle et qui fait sens, c’est la totalité des pointillés qui fait le tableau. De sorte que chaque petit bout est moins relié à ce qui le capture (par exemple ce dont ça parle) qu’aux autres petits bouts (et que pour avoir un éclairage à peu près potable sur les différentes choses qui capturent, il faut convier la totalité non fragmentée, mais également fatalement non constituée). Manière de rester un à travers les géants qui attrapent, rejettent, bousculent, triturent, etc., le petit bonhomme qui aurait vite de s’écrouler à terre, en deçà de toute action des géants, des éléments extérieurs, ou de se laisser aller pantin, ne faisant qu’enregistrer servile les circuits par lesquels les géants le font passer.
C’est quand tout peut commencer, enfin, que tout déjà s’achève. L’aphoriste suit un chemin qui n’existe pas, sans jamais cesser de savoir qu’il suit un chemin, et en croyant qu’il n’en suit pas. Il y a une inadéquation salvatrice entre ce qu’il sait et ce qu’il croit, un peu comme l’artiste du plus haut degré chez Plotin, qui ne sait pas dessiner une écume, mais qui jetant son éponge dans un geste de rage obtient ce qu’il désirait. Il est le centre de sa vie, cela ne fait pas de doute, mais c’est pour cette raison qu’il peut mettre toutes les autres choses au centre de son œuvre, bien qu’à travers lui. Il ne commence jamais rien, car le temps de s’en rendre compte, de pouvoir dit « c’est commencé », il est déjà ailleurs. On ne peut le fixer dans ses manifestations, du point de vue des autres. Il garde suffisamment de liberté de mouvement pour se les permettre tous. « C’est commencé », « tout peut commencer » : ça y est, t’es là, et cela devient condition première de tout ce qui s’ensuit. L’aphoriste étouffe. Tout est déjà achevé, parce que tout est marqué dans ce là où il est. Alors, à quoi bon travailler, demande-t-il ? Ce qui va venir, on le devine : quel intérêt de le faire venir ?
C’est quand tout peut commencer, enfin, que tout déjà s’achève. Il n’a pas de maison, sinon celle imaginaire qu’il porte sur son dos. Mais on lui en fournit une : dorénavant tu habiteras là. Il le connaît, ce là, des années qu’il passe devant, qu’il y reste ses journées. Il l’aimait bien, mais c’est parce qu’il ne faisait que passer. Il venait d’ailleurs, allait ailleurs. On a gommé son origine, on efface toute fuite possible : ce là où est il est, est subitement plus lourd que lui, il a plus de pesanteur, plus de réalité, en un mot il compte plus. L’importance se déporte, et avec elle l’ordre du monde. Du moins pour lui (mais seul cela compte, non ?). Comme les autres, sédentaire, identifié, rattaché maternel à ce qui dit le nourrir, à ce qui tient son existence. Si encore il la désirait, cette chose, il pourrait développer une névrose constructive, mais pas même. Il ne se fait pas à l’endroit, des bouts de son corps dépassent de partout, il doit tout replier et ça lui fait mal, il ne se fait pas à ce pli, ce n’est pas lui. Mais ce qui est, voit-il, c’est là où il est. Alors il se conforme, bien docile. Si encore il était trop petit et devait déplier ses membres dans tous les sens pour atteindre les bords, pour jouer avec le dispositif, mais même pas. Les grands espaces, c’est tout ce qu’il connaît. Il ne respire pas mal, là : il ne peut plus respirer, et doit pour y parvenir accorder son souffle à celui de la machine. Avec pour toute satisfaction de la représenter parfait, de bénéficier un peu de la lumière qu’elle diffuse alentour, du poids qui est le sien. Vidé, aliéné, démembré, pour tout espoir une belle tombe pour ce plateau d’oiseaux morts.
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