dimanche, mars 25, 2007

L'art-scène

Je suis désespéré par la France actuelle, c’est rien de le dire. Pas que la France, d’ailleurs.
Dernier exemple en date, l’Art-scène.
Sur le mur extérieur, des affiches vertes annoncent qu’il est désormais interdit d’y fumer. Déjà je sens le coup foireux. Le jour où il y aura une autre idée que celle de « protéger la santé » ou autre idée morale ou sécuritaire derrière cela n’est pas encore venu, même si ça risque bien de fleurir sous peu.
La scène suivante commence avec l’ouverture de la porte. C’est pas de bol, on est cinq gars, alors le vigile dit que nous sommes bien beaucoup de gars, après quoi il faut s’expliquer un peu : non, on ne va pas foutre le bordel, non, on n’a pas bu avant, oui, j’écrase ma clope à la demande de F. pour paraître plus aimable, on sourit, on se fait cordial, total pipeau (sauf que moi, foutre le bordel, c’est pas mon genre, rien que ‘‘baiser’’ une fille, c'est-à-dire sauvagement sur la table de la cuisine, je peux pas, rien que l’idée me fait rire tellement c’est con, alors je vois pas où est le problème), on n’est pas loin de l’aéroport qui nous déchausse et nous fait enlever notre ceinture et tenir notre pantalon pendant cinq minutes avant de nous faire entrer dans la boîte-avion. Le vigile est donc aussi aimable qu’un vigile, avec une mentalité de vigile et un humour de vigile, pire qu’un flic parce que les flics, avec un peu de chance, et surtout s’ils ne sont pas des pauvres, des pauvres qui malheureusement ne le sont plus, par exemple des gens qui viennent des banlieues (désolé, j’ai vu un reportage sur eux, une fois, ils en arrivaient même, travaillant à la BAC, à tirer l’oreille à des gamins de dix ans dans la rue pour les ramener à leurs parents en parlant de « flagrant délit » et avec tout le sérieux de la profession, c’était démoniaque, tout ça parce qu’ils étaient arrivés lorsque ces gamins faisaient des doigts d’honneur à un « monsieur » à son balcon, que rien que la discussion entre le lieutenant de la BAC (tout de même…) et le « monsieur » valait d’éclater de rire, humour auquel les journalistes, trop angoissés de bien présenter leurs parfaits policiers, n’étaient pas très sensibles). On entre.
C’était marqué dehors, il faut laisser nos vestes et sacs à l’entrée. Je m’imaginais déjà une fouille en règle, un comme à l’hôtel Royal à Phnom Penh (le luxe du luxe), où ils ont installé sur le parvis la même machine que dans les aéroports pour faire passer les bagages de cabine, ce qui déjà m’avait choqué ; je ne sais pas quelle justification était la leur, de toute façon ils en ont toujours plein, et sont toujours sûrs de leur bon droit, de leur justice et de leur moralité, c’est pour ça d’ailleurs qu’ils sont très sérieux et ne se dérident jamais sur ces sujets, comme concernant les Restos du Cœur ou le Sida pour d’autres (et je ne parle pas des enfants pauvres forcés à la pédophilie dans certains pays, parce que là ça devient aussi mortel qu’une chanson des Enfoirés, vous savez, quand un creux se forme à la poitrine, là, et que vous entrez en phase de dépression intense, comme par hasard juste au moment où quelqu’un vient vous donner la solution : donner, quand ce n’est pas acheter, par exemple une place pour le film tiré du bouquin de Gavalda, dont, ceci dit, le Petit Bulletin livre une critique tout à fait censé (de l’univers de cette gâcheuse d’arbres), même s’ils n’ont pas ailleurs rien compris à la politique culturelle grenobloise).
Ensuite, on entre. Une salle où il n’y a rien, sinon un peu de musique et des gens qui en groupe (sont-ils vraiment en groupe ou ne naviguent-ils pas ?) parlent, ou plutôt semblent regarder autour d’eux, comme s’ils étaient spectateur de quelque chose d’absent ou bien ‘‘tout simplement’’ là ensemble, mais pour rien. Tout à fait déprimant, j’hurle au secours au bout de cinq minutes (l’alcool affaiblit mes réflexes). F. me montre une autre porte, tout à fait étrange, une porte coupe-feu qui pourrait être une porte de service. Je l’ouvre, comme si j’entrais dans un endroit défendu, en jetant un œil dans l’entrebâillement en me penchant du moitié de ma hauteur, et là j’entends quelque chose comme de la salsa et vois quelques personnes, des couples, danser, et puis les personnes recherchées au bar, déjà à boire des bières. Seconde (et dernière) étape.
Entre temps, là il est quatre heures du matin et j’ai du mal à croire être sorti pendant onze heures, je ne sais pas où sont passées ces heures. Qu’il ne se soit rien passé pendant si longtemps me laisse pantois. Remarquez, pour certains c’est toute leur vie qui passe ainsi, et je dis cela sans même savoir où sont passées les deux dernières semaines…
Dans la salle de danse, je reste sans voix devant ce pathétisme si criant. Au mois d’août à Prague dans le Bloc 11 d’une résidence désastreuse où se tramait une ‘‘boîte’’, soit un bar où passaient les classiques rock des années 80 traduits en tchèque et où coulait la (mauvaise) bière à flot, je veux bien, à Phnom Penh pour les expats qu n’ont pas vraiment le choix entre un bar et un autre, je veux bien, je veux dire : pour des pays respectivement de seconde et d’avant dernière zone, je veux bien, mais en France… ces gens se rendent-ils compte de ce qui leur arrive, dans ce pays qui non seulement se referme sur lui-même mais en plus se comporte comme un pays colonisé, mais sans même génial futur, disons auto-colonisé, volontairement, pour rien, juste pour la forme ? Sans génial futur, cela dit, c’est vite dit… l’utopie climatisée est si forte qu’à l’Art-scène, lorsque la terrasse est ouverte, vous pourrez découvrir qu’elle est « climatisée par la végétation », c’est marqué dans le papier de présentation.
Parlons-en, de la climatisation et de la boîte. Il faut donc pour entrer passer des contrôles et des étapes, il faut aussi s’adapter à une nouvelle atmosphère. Le mot de boîte m’est venu spontanément, F. m’a fait remarquer qu’il s’agissait d’une salle de spectacle (mais enfin là point de groupe). Certaines personnes ne supportent pas les bars parce qu’ils font comme des boîtes, ben là c’est une boîte qui fait aussi bar, et il faut parier que bientôt ce sera valable pour la plupart des bars, à moins qu’ils soient désertés. Je m’adapte, donc. Concrètement, je ne fume pas. Je commence à découvrir que c’est peut-être le seul endroit à Grenoble (et ailleurs) où je pourrais m’endormir facilement ; pas seulement parce que c’est un puissant somnifère, une tisane de moraline (puissant poison, attention), mais aussi parce que le lieu est tout ce qu’il y a de plus mise en confiance, et je me rappelle une soirée chez des amis de mes parents où à treize ans je m’étais endormi à côté des baffles que tout le monde s’était demandé comment j’avais fait.
Dans un bar, lorsque j’entre, il y a toujours une relation de domination, dominé ou être dominé. Parfois j’entre la tête haute, la poitrine bombée avec un sourire de vainqueur (chez moi, tout cela est très relatif, mais la tête de con est bien présente), d’autres fois je baisse la tête et si je devais parler aucun son ne sortirait de ma bouche, l’appareil vocal étant trop oppressé, et je ne sais pas où me mettre et me sens même coupable de regarder autour de moi, surtout si mon regard tombe sur d’autres humains. Là, pas du tout, cela n’a rien à voir. Je pourrais presque inviter n’importe quel fille à danser, peut-être. Le problème, c’est que danser dans un lieu si enchanteur que je me croirais facilement dans mon salon, n’est pas ma tasse de thé. Une soirée spécifique, nommée, encore, on peut y croire, mais là, je ne vois aucune fiction qui pourrait m’absorber. Ce n’est pas assez fort, c’est vraiment ridicule, un peu comme on le dit au bal du village lorsqu’en début de soirée on passe la musette pour les couples de vieux. Je ne m’amuserais pas là, même si je serais tout à fait capable de danser quelques pas de musette avec une vieille (si elle veut bien m’apprendre cinq secondes, certes), le gentil garçon bien élevé en somme. Pas assez fort, pas assez rapide, pas assez expressif, pas assez enchanteur.
Je ne regrette pas les bars, qui présentent cependant l’avantage qu’on peut les maudire à bon droit, mais là, même si je pourrais m’endormir comme un bébé, ça ne me plaît pas non plus. Bien que je m’imagine très bien avec unetelle, d’ailleurs ils font des soirées tango, et ça me plairait assez. Et oui, le gentil garçon (même à l’UFR ils prévoient une journée tango, avec des cours puis de la danse avant la conférence, franchement ils sont vraiment fous, géniaux et extraordinaires dans cet UFR, n’est-ce pas).
La cigarette, il y aurait beaucoup à en dire. C’est un agent d’ambiance hors pair, à la fois pour l’environnement et pour le fumeur, qui peut ainsi entrer dans l’ambiance, de la même manière que dans certains lieux le soleil nous fait presque fermer les yeux, notre corps est informé par son environnement. Là, pas du tout, principe de la climatisation, c’est d’ailleurs pour ça que je pourrais dormir comme un gros bébé. Sans cigarette, sans fumée, sans doute qu’il faudra passer à l’ecstasy ou à la coke, ce qui, ça tombe bien, se fait déjà beaucoup (en effet le prix de la coke a chuté de moitié depuis dix ans, deux fois plus de coke est importé en Europe depuis dix ans, c’est un produit qui se démocratise très bien, à peu près autant que la climatisation s’étend, comme quoi tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles).
La cigarette, c’est aussi un bon moyen pour ne pas avoir besoin des autres. C’est un coupe-autres comme c’est un coupe-faim, ou du moins un principe de remplacement. Là, non, on nous dit, on nous force : va vers les autres, aller, ouste ! Obligé d’entrer dans la danse, dans le jeu, il n’y a pas de place pour les non-participants (si, il y en a une, en fait, je suppose : la stigmatisation et la déconsidération ou le mépris, parfois même la répression — oh, toute informelle, bien sûr, pour peu qu’on ait déjà réussi à entrer).
Le plus important, cependant, reste la place des excitants, des euphorisants, des stupéfiants dans notre culture. Le Nietzschoux de service le disait bien, que c’était un point tout à fait fondamental, mais beaucoup l’ignorent ou feignent de l’ignorer. Certains, sans doute, sont stupéfaits par quelques pas de danse, c’est sans doute une utopie, ça, que nous puissions être stupéfaits par si peu, un peu comme un gamin de la famine qu’on attend ses yeux briller à la vue d’un grain de riz, ou une jeune fille cambodgienne qui deviendrait toute rouge rien qu’à l’idée du désir, sans même parler de plaisir, bref : des gens à qui il en faut peu, pour s’amuser par exemple, comme on le dit des gentils enfants bien sages, mais — avant qu’ils se mettent à courir après le ballon sur la route, ou en proie à un profond ennui à se toucher en cachette, avant que la jeune fille bien sage se taille les veines, que le gamin se mette à tuer son bienfaiteur pour quelques dollars détournés, qu’il y ait en somme des « problèmes », voire des « effets pervers » tant qu’on y est, qui bien sûr vont être réglés par un surcroît de rendre-les-gens-bien-gentils, ce qui ne fait que reporter les problèmes un peu plus loin, ad infinitum, cependant que les gens, tout de même assez naïfs, passent leur vie à se faire ainsi tourner en bourrique, tels des souris, avant finalement de trouver qu’elle n’était pas si bien que ça, cette vie, et on ne leur donnera pas tort, du coup ils vont cracher sur la vie plutôt que sur leur bêtise et sur l’ignominie des chats.
La bière, sans cigarette, est vraiment immonde. L’endroit est désespérant. Sans doute faut-il se mettre aux drogues dures, je ne sais pas, qui de plus ne provoquent pas de risques passifs, donc devraient être tout à fait autorisées, n’est-ce pas (dans vingt ans on parlera de dépénalisation de la cocaïne, si si). L’amusement, l’excitation, le dérèglement du corps, le brûlage de crâne, certes dans un bar c’est pas terrible, mais là c’est impossible. C’est autant la salsa (ou le tango, le rock, le hip-hop, etc.) qui entre dans des lieux respectables que les rallyes qui se démocratisent.
Surtout, rien ne doit sortir, il faut se contenir, il faut être contenu, on ne peut qu’entrer dans la danse, jouer le jeu, participer à l’animation proposée. Une puissante imagerie mêlant vigiles et éducateurs me vient en tête, exactement ce que je déteste, la bêtise auto-proclamée gardienne de troupeau, tout à fait la France que je déteste (avec celle, connexe, de Sarkozy et des beurgeois ou encore des gentils employés ‘‘issus du l’immigration’’, picturalement : Roissy Charles-de-Gaulle). Monde sécuritaire et moraliste mis sous climatisation, la climatisation évoquant métaphoriquement (une métaphore technique, après les métaphores littérales nazies — on sait la subversion qu’en ont fait Borgès et Godard…) un dedans protégé face à un dehors perçu totalement opposé, règne de la mort, de l’étranger, du danger, de l’inconnu, du non-maîtrisé… tout cela alors que dedans ce sont précisément la danse et la musique qui règnent, disciplines dionysiennes par excellence !... Quoique là, bien que les corps soient sans doute fatigués à 5 heures, lors de la fermeture, on puisse fortement en douter. Le Dionysos mis en forme par Apollon dont parlait Fried’ n’est probablement pas celui-là.
C’est sans doute que j’attends trop, surtout face à quelque chose qui me surprend, mais là je me demande vraiment comment on peut être enthousiasmé par cela, comment on peut y trouver son compte, comment on peut s’en satisfaire.
Et, bien que la libido, une gentille libido parfaitement morale, mise sous clé, ou sous serre, ou bien même climatisée, parcourt la salle (de la même manière que l’innocence est excitante), c’est un jeu auquel je n’arrive pas à croire, dans lequel je n’arrive pas à entrer, qui me fait rire et en même temps m’énerve, m’apitoie face à tant de pathétisme et éveille toutefois mon désir… Je le pourrais, y participer, mais de quoi ne serais-je pas capable, où mon corps trouverait-il ses limites (elles sont bien proches, pourtant, je le crains) ; il y a des choses que je sais ne pas pouvoir être capable, mais il y en a beaucoup, et des pires, dont je serais, par pure adaptation, que l’on sait depuis Dosto être la principale caractéristique de l’homme, parfaitement capable. Et des meilleures, aussi. Disons que si je devais me fier à moi-même, cet endroit, je ne le sens pas. Mais comme presque rien, en France. Ni ailleurs, du reste. Grincheux de première si vous voulez, si vous vous croyez dans votre bon droit, dans la morale et la justice ; ou bien au contraire en manque d’une meilleure morale, d’une meilleure justice, d’utopies nouvelles en lesquelles je pourrais croire, de choses désirables, d’amusements qui me satisfassent, de théories qui me satisfassent tout autant, d’une culture en laquelle je me reconnaisse, bref : de ‘‘moi-même’’ face à l’immensité de ce qui « n’est pas moi », n’est-ce pas.
En attendant, autant faire dans le rire dérisoire, dans l’outrance et la transgression idéologique, si l’on peut dire. Ennui profond — je ne sais pas où aller, sinon dans les brumes de l’imaginaire (ou peut-être, d’ailleurs, sur la foi de Mario Vargas Llosa, à son corps défendant, en Argentine. Pourquoi pas…).
Mais fuir cette France moraliste, hystérique et renfermée…

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