Trois semaines de passées
Trois semaines de pas grand-chose. Presque rien. Un trou dans un emploi du temps. Une parenthèse pas même emplie de riens, de parenthèses, d’un vide empli de pas grand-choses, qui agglutinées ne mèneraient peut-être à rien, combleraient simplement de leur éparpillement la place laissée vacante par le retrait de soi.
Le temps est passé et j’ai abandonné, comme chaque année, mon moi moi moi, mon devenir, au temps qui passe dans cet endroit fermé. Pur aliéné qui ne peut trouver de rédemption que dans la plus totale aliénation. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui est bien noté ? Travail, dodo, travail, dodo. Au début de ce rythme on n’arrive même plus à bander ; m’a fallu dix jours au moins pour le prendre ; ou bandant de fatigue et de travail bien fait, de rôle bien tenu, se décharger dans le corps d’une collègue quelconque, ce que je n’ai pas fait.
Lorsque l’on ne se remarque même plus, après le travail, que la journée, et la vie, peut enfin commencer. Quand on n’attend plus rien, que l’écoulement du temps, perdu dans le travail, nez dans le guidon, au mieux la jouissance d’amateur de jeux vidéo, cette immersion interactive qui mobilise à jamais le corps.
Bien après que j’ai renoncé à travailler ce que j’avais à travailler, pour d’autres fins, non estivales, non adossées à un SMIC clinquant et claudiquant de fin du mois. Quand j’ai renoncé à voir d’autres contrées, aussi, à la faveur de la voiture d’un collègue ou d’un autre. Après que je me sois bien fait engueulé, le point positif restant qu’ils ne veulent pas me revoir.
L’un de ces cas nombreux où l’on ne peut que dire qu’il ne s’est rien passé, qu’un écoulement chaque jour semblable à se perdre dès le début d’une narration. Une floraison de petites choses, d’un banal quotidien, des centaines de petites choses qui, mises bout à bout, peut-être ?... Ou bien les pages d’un carnet rose, recevant le dépôt de phrases que je me suis faites, à la faveur de l’ennui, ou le plus souvent de l’énervement.
Je m’étais dit que « ça travaille », mais même dans mes rêves, dans mes rêvasseries, dans mes pensées, ça ne parlait plus que du boulot, des autres, et de rien d’autre. Ou d’une rose noire trop loin, bien sûr, mais si loin. Qui recevait aussi, parfois, des morceaux de temps arrachés à la succession monotone, non tranquille, par paquets de feuilles arrachées d’un bloc-notes.
Qu’est-ce que je garde, qu’est-ce que j’aimerais conserver, retenir ? Des petites choses, sans intensité, se manifestent, qui disparaîtront rapidement pour faire se fondre cette colo dans l’anonymat de celles dont il n’y a rien à retenir, sinon un climat général, une couleur, une ambiance, un grand monochrome, ou plutôt un fond monochromatique parsemé de tâches, de traits, de couleurs floues à travers des lentilles, à travers des verres d’eau, en coin de l’œil, car rien de net, de signifiant, n’a droit à s’y trouver, n’épuise le sujet. De ces colos dont je me sens aussi étranger qu’un spectateur devant une toile ; une immersion possible par représentation, une radicale étrangeté pour toujours.
Que raconter, dire, tous les éléments de ce qui serait écrit devant nécessairement être puisé dans la matière de ce moment vécu, de quelque manière que ce soit, que cela m’appartienne ou non. Et pourtant, comme toujours, j’ai encore l’impression d’être resté à côté de la plaque, en marge, totalement immergé pourtant, et pour toujours en marge. Celui qui raconte ne se trouve-t-il pas au centre, dans son sentiment, libérant son discours qui n’est en fin de compte rien d’autre qu’une stratégie de séduction, afin de faire désirer à d’autres sa place centrale telle qu’il se l’imagine, telle qu’il la vit pour lui ?
Une métanarration, prenant en compte de multiples éléments, s’inspirant de ce romantique scandinave, il me semble, qui avait mêlé dans son roman total jusqu’à des pages de manuel scolaire et des recettes de cuisine. Ou bien une œuvre d’art. Un film. Un film virtuel. Une exposition.
Je peux parler si je reste extérieur. Moi à l’intérieur, je ne me sors pas de ma subjectivité, de son parcours et de son objectivation. Cette douleur, dans le torse, je pourrais l’interpréter comme le non ramassement de cette totalité, sa liquéfaction dans la mémoire, sa perte dans le temps déjà passé, son inconsistance, son insignifiance, son inexistence.
J’ai retenu quelques choses, j’ai vu quelques cas humains, je me suis fait quelques réflexions. Je me suis un peu élargi. Encore que ce ne soit pas dit. Il n’est pas plus faux de dire que je n’ai fait que manger. Il est exact de me percevoir comme une subjectivité sur la courbe d’un oscilloscope, une espèce d’enchaînements, sans réellement de stades, encore qu’il soit possible d’en construire, par la raison, tout comme par la raison il est possible de construire tout ce que la raison demande pour être en paix, et clore le sujet. Avec ces gens que je rencontrerai, que je rencontre, que j’ai rencontré, à ne plus savoir si je suis dans un train regardant le paysage, ou la vache qui regarde passer le train. Trois semaines créditées de trois semaines de SMIC, et puis quoi ? Calme plat.
Au départ on arrive, on laisse à la porte nos amis, nos familles, nos amours, nos vies, on joue le jeu. L’adaptation demande parfois quelques temps, sans que l’on parvienne réellement à refermer correctement la porte, même si quelques-uns y parviennent, ceux-là qui jouent trop bien le jeu, stigmatisés par d’autres, comme cette collègue traitée de salope par d’autres, elle qui de son point de vue passe trois semaines avec des gens qu’elles ne reverra jamais plus, alors autant s’amuser, de toute façon ça se passe toujours comme ça, dit-elle. Chacun ses stratégies, saisi dans la structure moloch.
Je n’ai rien à garder. Comme un effort de reconstruction à faire. Peut-être tout simplement, comme certains le font après un film, reprendre mes esprits. Même si l’immersion procure un savoir que l’on ne sait pas toujours. Quelques jours, très peu, avant de recommencer.
Ici c’est le repos au domicile paternel. Le dirigeant du lieu m’a vu hier, et m’a vu aujourd’hui. Et pourtant, ce soir, il me rapproche de ne pas lui avoir dit que j’étais là. C’est une erreur, il dit. Je lui ai donné un cd vierge après midi, parce qu’il me le demandait et que j’en avais, et voilà ce qu’il me dit. Je croyais que c’était pourtant explicite, dans l’implicite, mais il contrebalance le mécanisme que je n’y comprends rien, enfonçant les choses un cran de plus dans l’implicite. Encore un rêve de vie heureuse dans la lumière, la transparence, qui s’en va à vau-l’eau. Pendant qu’un autre bourré et défoncé courait après ma sœur, la prenant peut-être je ne sais où. Des limites bien étroites qui m’excluent, et une absence de vie ici, qui pourraient me permettre de me reconcentrer.
Le moindre instant que j’ai, je le consacre à elle. A ne pas même l’appeler. Mes rêves de vie là où je suis se concrétisent par un épuisement immédiat de mes ressources en tabac. Parce que ce n’est jamais ça, parce que je n’ai jamais de rôle, et que lorsque j’en ai un et que je m’y adapte trop bien, il n’en ressort, il n’en reste rien.
Je me retrouve sur Internet à errer dans le nulle part, vide. Un chapitre à clore. Comme tous les étés. Tous ces étés dont la perspective me hante toute l’année, univers de sport, de force et de beauferie qui m’est si étranger, qui me révulse, et auquel, par défaut d’autre chose, je finis par retourner. Comme un coup de mort régulier, et dont la perspective m’empêche de vivre ma vie, par peur de ne pouvoir m’y adapter encore une fois, rien qu’une fois au moins. Peur d’être complètement à côté de la plaque, peur de liquider toutes mes chances, que je ne prends jamais, en plus, de régner sur la place. Comment me construire si je dois m’exploser ainsi, chaque été, m’oublier, me défaire. Pas même une parenthèse, tant cette unicité d’un moi, d’une vie, et puis dans la lumière, me hante profondément. Crever pour que quelques-uns m’aiment bien, me considèrent bien, mais indifférent de tous. En colo, lisez un bouquin d’Anne Cauquelin, et l’on vous considèrera comme un « philosophe », comme un « intello », c’est dire si ça vole haut. Et je crois avoir fini par saouler ceux que je voyais le plus à force de lourdeur, pour contrer cet univers bruyant et violent de la cuisine, et la violence de la contrainte de l’adaptation au rôle. Je tiens ma satisfaction tellement à cœur.
Dès demain je vais peut-être pouvoir recommencer à travailler, avant ce samedi fatidique du retour en enfer, dans quatre jours. Recommencer à travailler, avec cette impression d’être parti en vacances trois semaines, quand il faut se remettre dedans, que tout est oublié, à la manière d’un pilote de formule un qui se détache de toutes ses sangles, entre autres, de son dispositif d’immersion. Les colos sont un dispositif d’immersion, elles réquisitionnent jusqu’à l’âme des sujets, pour un temps certes compté, rien d’autre n’a le droit de vivre, et rien d’autre ne peut vivre, sinon dans un état de cryogénisation, de mise en suspens. C’est ainsi que je le vis, mais les autres, ceux qui diraient ne pas le vivre ainsi, ne le vivent pas ainsi sans même sans rendre compte, peut-être parce que leur vie à l’extérieur est moins sur des rails avancée ; Bruno a-t-il lu dix pages de son livre sur le chômage, et a-t-il seulement commencé Le meilleur des mondes en anglais, pour sa prépa commerce ? En colo on peut trouver la quintessence de la vie, la plus grande intensité possible dans un monde de normes banales, mais sinon c’est la mort à l’état brut, à 900 euros net, ou même peut-être moins.
Me replonger dans mon dispositif là où j’en étais resté. Ne retenant de ces trois semaines que les vingt minutes, au village un après-midi, devant un demi orgeat, à écrire une page et demie sur mon bloc-notes, avant de terminer, sous la pluie, le Cauquelin, en effaçant de la manche les gouttes qui tombaient. Et les quelques réflexions rapides, des fusées ou des pétards mouillés à faire retomber dans mon carnet de poche de cul à spirale rose Oxford, souvent lorsque j’étais énervé, car lorsque j’étais triste je pensais à une certaine amatrice de rose, sous perfusion de Lara Fabian, de Goldman, de Bruel, d’autres conneries encore ; le plus stupide est que lorsque tout allait bien, toujours en travaillant, je ne pensais à rien d’autre qu’à mon travail.
J’en sors alourdi, marqué, abruti. Comme d’habitude. C’est l’impression que j’ai. De cet état de vie où aucun ciel étoilé, aucune plaine devant nous, se dévoilent, contemplation, dans le pur virtuel encore. Trop proche du concret, de la réalisation, des choses, dans leur banalité, comme ces personnes qui passent leur temps à produire, machines matérialistes, humains, qui m’étonneront sans doute toujours, pour autant que je ne me crois pas capable de m’immerger dans un corps ballotté par la vie. Ce dont chacun a besoin pour vivre.
Je n’ai rien à dire de léger, rien à dire en souriant, encore moins en riant, rien à dire pour séduire, seul. Seul face à mon ordinateur. Seul face au néant d’une toile où termineront, je crois, ces lignes. Seul face à une immensité où ne se déploiera pas un immense spectacle, ou autre scène mythique, même dans le minimalisme d’une mysticité.
Besoin de retrouver mes profondeurs, noires et glauques, lumineuses et radieuses, avant de retomber dans ce centre, comme tous les centres, amplifiant tous les bruits, dans une structure froide, sous un éclairage sans scrupules.
Entre les deux, un ballottage, fait d’alcool et de clopes, de bouffe et d’un ennui nerveux. A mal partout, à ne pas voir clair. Ce que je ne parviens pas à faire, c’est à me construire, ou bien à intégrer, un rôle et/ou un masque, à partir des dispositifs qui me plaisent. Comme si cette vie ne m’appartenait pas, constamment réquisitionnée qu’elle est par la famille, par les colos, par les dispositifs d’enseignement. Une vie que je ne parviens à vivre que virtuellement, précisément quand je ne la vis pas, aussi fantasmatiquement que l’est la conduite d’une voiture de rallye dans un jeu vidéo, ce qui n’est pas de la sublimation.
Trois semaines dans un endroit perdu, dans une ambiance rigide et beauf. Sans Internet, sans téléphone ou presque. Sans l’énergie ni le temps de m’immerger dans ce qui seulement m’intéresse, dans quoi j’aimerais m’immerger constamment, comme je l’ai finalement fait pendant quelques années, passant l’été pour un autiste et c’est tant mieux. Quand on travaille on se dit, à la fin de la journée, que la journée peut commencer ; besoin de sexe, besoin de s’éclater, besoin de s’amuser, sauf à avoir l’impression d’avoir rempli une mission, comme un grand dirigeant, un porteur de projet, quand bien même ce n’est pas le cas, ce qui ne tient qu’à la subjectivité de la personne, une simple caissière peut tout à fait avoir ce sentiment. Je ne suis vraiment pas un bon esclave, vraiment pas fait pour le travail, même si mon côté schizo me permet de m’adapter à tout, après un laps de temps, rognant sur ma vie, mes désirs, mes aspirations, de manière absolue, ce pourrait être jusqu’à en crever sans doute, lorsque je n’ai même plus la force de m’imaginer une contestation, que celle-ci est totalement incorporée à la subjectivité en immersion — tel ce directeur que je m’appelais OUA, œil unique acéphale, ou bite, sans savoir si cela dépendait de son adaptation à son rôle dans cette structure panoptique, ou de ce que je voyais seul, sachant que pour lui il y avait d’autres satisfactions de là, le papi avec les enfants, le maître avec certains adultes, maître qu’il est dans une autre partie de sa vie, dans son art martial, dominateur avec beaucoup, se prenant sans doute pour Rousseau, heureux d’un angle mort dont il bénéficierait, aimant a priori les filles, méfiant avec les garçons. Bref. Trois semaines encore dans cet univers affectif insupportable, à développer des stratégies pour le supporter, la plus simple étant encore de s’immerger jusqu’à la lie (régression oblige, j’ai même, au début, pour perpétuer un minimum ma vie, laissé tourner trois jours entiers au moins un jeu vidéo que j’ai). On doit d’ailleurs me passer un logiciel qui permet d’écrire en parlant, tout simplement, car écrire, quand on travaille, on n’en a pas le temps, et pas même l’énergie. Le poste, cependant, que je vais là occuper, me permet normalement de ne pas trop m’investir, d’arriver et repartir à des heures fixes, de s’emmurer dans un mutisme, je ne sais s’il convient de dire mystère, de rester à la fois en dehors de tout et parfaitement à son rôle. Et puis, et puis, surtout, elle va venir, au moins une bonne semaine, au tout début, seule cette idée colore agréablement celle d’y retourner. Mais je ne pense pas que je vais parvenir à choisir, à vouloir un schéma qui soit entre l’étrangeté absolue et l’adaptation totale ; ou bien ce sera celle-là, ou bien ce sera un modèle intermédiaire, non voulue, faible, lâche, distendu, qui me gobe pourtant totalement, à la fin duquel je ne peux que noter trois semaines de pas grand-chose. Presque rien. Un trou dans un emploi du temps. Une parenthèse pas même emplie de riens, de parenthèses, d’un vide empli de pas grand-choses, qui agglutinées ne mèneraient peut-être à rien, combleraient simplement de leur éparpillement la place laissée vacante par le retrait de soi.