mardi, mai 13, 2008

Cinema Day, ou ma vie ne m'appartient plus et autres paradoxes

Avancer. Ne pas m’arrêter. Avancer. Je ne sais pas où, mais. Avancer. Regarder devant. Quelque chose. Quelqu’un. Rien. Sentir le processus, aimer. Avancer. M’enfoncer dans les tâches, c’est lorsque je m’oublie en elles que je peux penser à autre chose. Ne pas douter, faire quelque chose, y trouver une raison, des arguments, défendre son action. Schizophrénie, plus jamais ça.

J’ai entendu le réveil. La radio. Le portable. J’ai bien tout éteint et j’ai bénéficié d’une demie heure de rab. Sursaut. Se lever vêtements propres, tee-shirt pourri Celio un point zéro, bouteille d’eau crème portable, marcher. J’ai le bus car je suis en avance. En avance devant le magasin. Tout est prévu, envisagé, prépensé. Je vais faire comme ça, maintenant, j’envisage et je veux. « On va boire un petit café, pour commencer ?! ». Certes. Deux sucres d’office, tant mieux ça me rappelle la Birmanie. Pas que. « C’était qui le charclo sur le parking y’a dix minutes ? ». « C’était lui ». « Ah, c’était vous ». « Merci, c’est gentil ». J’avais attaché mes cheveux, je me trouvais correct. Cheveux longs peignés de la veille, mal rasé et courbé, les joues creuses mais correct.

Je dois ce matin faire la partie derrière les caisses et les caisses, je m’appelais ça des boxs. L’après-midi le reste du magasin. Tu parles. J’ai fait tout le magasin la matinée, en nettoyant bien les rebords, et en terminant à la machine qui lave toute seule et ramasse gentiment l’eau parce que sinon j’y serais encore. C’est « le Chef » qui me l’a amenée. Le Chef avait aussi lu l’horoscope. « Ça vous intéresse aussi, vous, ça ? », après lu Vierge celui de la dame, je ne sais plus celui de la jeune qui voit des charclos de bon matin et le sien, je ne sais plus quoi. « Vous êtes quoi ? ». « Lion ». « Travail », je ne sais plus, la jeune : « ah ben vous allez frotter aujourd’hui ! ». « Amour : il ou elle vous aime ». Je ne sais plus la suite, la santé sans doute, le genre de truc que j’oublie.

Ici figure une ou deux phrases qui dénotent une entorse à une loi dont une extension a presque récemment fait parler d’elle. Par conséquent, il a été ôté.

Et frotte et lave balaie et frotte. « On m’a juste dit 6h-12h ». « Ah non c’est 6h-9h, 11h-14h ». Il est 9h et je me suis senti bête derrière la machine au milieu des clients. Je sors. « Et euh… cet après-midi, je fais quoi ? ». J’ai noté ses phrases, elles étaient décidément trop belles : « Ce qu’on vous demande, c’est de prendre la mesure du magasin. De porter un regard neuf sur lui [ou : les lieux]. On attend de vous que vous preniez des initiatives [et peut-être, ou cet ajout appartient-il au personnage qui normalement doit dire cette phrase : et pas que vous attendiez qu’on vous dise ce qu’il y a à faire]. »

C’est noté. Je suis un preneur d’initiatives. D’ailleurs je le noterai dans mon CV : l’intérim m’a appris les rudiments du travail contemporain : travail en groupe, prise d’initiatives… Ça en jettera sur le CV, « responsable du département ‘‘sols’’ chez L. », « directeur des simples surfaces chez L. ». J’ai plein de compétences et je les vends sans négocier. On appelle ça le travail à l’heure. Et les fonctionnaires se plaignaient de n’avoir pas d’avancement.

Je vais à l’agence, je dois chercher des papiers relevés d’heure. Je pose celui de vendredi, d’ailleurs j’aperçois une collègue de M1, on était dans le même lycée mais on ne se connaît pas, je note mes disponibilités dans le cahier prévu à cet effet, que des dates récents dans les noms mentionnés mais le calendrier est celui du mois dernier… Ils sont fortiches, dans cette agence, j’adore l’amateurisme ça me rappelle la fac et ne me dépayse pas.

J’avais du attendre une demie-heure qu’elle ouvre, car leurs employés sont envoyés bosser aux aurores et eux se pointent à l’heure de la récréation. Un café, un sandwich fait exprès pour moi parce qu’il est encore tôt, quatre gâteaux coco plus que soja emballés, vous savez ces gâteaux secs plein de feuilletés gras ou je ne sais quoi. Et ben j’adore ça. Et retour. J’ai failli avoir des vertiges quand je ne savais pas trop où aller, mais ça va.

Je fonce, je suis entrepreneur de moi-même, c’est la fête. L’après-midi je m’ennuie. Je décide qu’un bon ménage commence avec des outils propres et il y a des boulots. Je fais ça et la réserve, je circule à droite à gauche, je nettoie les communs, j’ai l’impression d’avoir fait en une journée le travail de la semaine. La jeune vient fumer une clope à l’arrière. C’est une autre vieille qui vient me donner des ordres à la place du patron, quelle prise d’initiatives ; en fait j’ai vu que ce qu’elle me dit figure parmi les tâches des caissières sur un papier où tout est expliqué. La jeune m’offre une cigarette quand elle me voit rouler et on discute un peu. Ils prennent des intérimaires pour le ménage depuis deux mois, et je suis le premier qu’elle voit travailler autant. Quelle classe. Je ne lui dit pas qu’il n’y a rien d’autre à faire, que tout est dans ma tête et que j’y pense d’autant mieux que je m’oublie dans le travail. Je ne lui dis pas que si je m’arrête d’avancer je suis foutu, je m’effondre et je pleure, je m’écrase et je meurs. Elle travaille avec les enfants, à la base, mais faire un CAP petite enfance quand on a une gamine de deux ans. Je suppose à sa bouille aperçue à la fin de la journée. Ce n’est pas facile. Par correspondance, peut-être. Sinon c’est bien. Elles touchent 900 euros pour 28 heures, l’ambiance est conviviale, même s’il n’y a que des femmes y’a des embrouilles des fois, mais ça va, sourire tendre. C’est Leclerc, où elles commencent à deux heures elles ne savent pas quand elles finissent. Ben moi j’ai su, à 14h je suis parti.

J’ai eu plein de réflexions géniales durant ces quelques heures. Par exemple, quid des déchets. Oui, vous savez, ce petit tas que vous faites en balayant une pièce. A quel point, un bref moment, par le fait de les trouver peut-être, et de les déplacer, voire les ramener à vous, avec force répétitions, ils vous deviennent communs, proches, familiers. Et puis vous les jeter et on en parle plus. Il y avait d’autres choses, aussi. A priori j’ai mon plan pour ce que je dois rendre aux alentours d’après-demain au prof d’art contemporain.

Je rentre chez moi, je passe au pressing demander c’est combien pour une couette. « Une grande ? ». « Oui, une grande ». Le mec juste avant en avait déposé deux, 33 euros 20. « C’est en gros 16 euros ». « Merci », au revoir et à jamais. Si elle veut la récupérer tout de suite avant de quitter l’appart, ben elle devra attendre. Elle m’a donné ses draps tout doux qui lui font des irritations. Je dors dedans, du coup.

Une terrible envie d’aller à la piscine. Depuis vendredi après l’autre travail, de manut’. De me sentir dans l’eau, tout entier et vivant, de nager un peu comme un poisson, sans une partie de mon corps qui prendrait le dessus sur les autres. J’ai trop du écouter Nirvana. Aller chercher un bonnet de bain, acheter un slip de bain, rendre des livres, aller à la piscine. J’ai encore une demie-heure. Ah non, une heure et demie, les horaires ont changé, c’était bien la peine de courir. « Euh… pourquoi c’est une carte magnétique, le ticket ». Un geste vers ma gauche, « c’est pour passer », sourire blasé gentil de commissération, sourcils levés grands yeux, « ah oui c’est comme dans le métro, c’est marrant ».

Je vois des cabines mais pas l’entrée de la piscine. Non mais je ne vais pas me retrouver pieds nus en slip avec un bonnet ridicule sur la tête dans le hall à demander mon chemin, quand même. Ils sortent d’où, tous ces gens ? L’organisation des cabines est bizarrement étudiée, tiens donc. Ah oui, on entre d’un côté et on sort de l’autre. Soit. Je me change. Je mets mon très bon slip, heureusement qu’en tournant autour de la gondole j’ai vu le modèle bandes verticales blanche et grise, plutôt que celui de tête, vert flashouille bleu turquoise. J’entends tiling tiling et je sens un petit truc dur sur le côté de mon cul. « C’est quoi, ça ? ». « Et meeerde ! Il fallait enlever ce machin ! Heureusement que j’ai une clé ». C’est seulement plus tard que ma mère s’étonna que ça n’ait pas sonné. C’est vrai. Mais je n’y avais pas pensé. Puisque ça n’avait pas sonné. J’arrache le bout avec la clé, mais le reste ne veut pas venir. Tant pis, je replis la pastille vers l’intérieur, tu bouges pas, c’est d’accord ? T’es gentille. Mais elle bougera. « Douche savonneuse obligatoire ». Avant ou après ? Après ça m’arrange et avant j’ai pas le matos tout est dans le placard là vous comprenez bien. Non mais vraiment. Je me mets sous le pommeau qui pend comme dans un film d’horreur, je ne sais plus lequel, une scène de Stephen King, c’est dans Ça il me semble. L’eau coule, toute chaude.

Je nage n’importe comment et je n’arrive pas vraiment à m’y mettre, je suis déçu. En plus bien sûr les corps ont une fâcheuse tendance à remonter à la surface, ces imbéciles, et moi à respirer comme un goret et à perdre mon souffle. Je fais quelques longueurs, je n’ai pas compté comme j’ai essayé de le dire à ma sœur, et je n’ai pas regardé le temps que je suis resté dans le bassin et je sais encore moins la longueur que j’ai parcouru pour pouvoir m’en vanter comme quoi dans l’implicite personne ne s’attendait à ce que je fasse 25 mètres sans me noyer trois fois, appeler ma maman une bonne douzaine de fois et tester environ vingt-cinq nages dont vingt encore non répertoriés par les spécialistes de cette science.

Tout autour de moi il n’y a que des gens qui nagent très bien, et ça y va les longueurs. Il n’y a personne, remarque une habituée, c’est bien. Mais ici c’est fait tes longueurs et tais-toi. Du coup je me sens comme dans une machine, un peu comme à l’armée, et je ne parviens pas à m’approprier ni l’eau, ni la nage ni mon corps.

J’ai froid et je vois bien que mes bras sont tous rigides comme des bouts de bois, je n’ai que des nerfs et quand ils sont tendus ils sont tendus. C’est un peu comme ça dans tout mon corps, d’ailleurs, et je sors avant d’avoir des crampes très généralisées. Je me douche longtemps, c’est chouette, ça intéresse tout le monde, je me peigne en cherchant ensuite une poubelle pour y déverser la grosse poignée de cheveux. Ça fait un peu du bien, finalement, la piscine. On va dire. Mon sexe faisait le salut nazi, c’était marrant, sauf qu’il ressemblait à un schtroumpf. Et j’ai eu beau vérifier, par tout hasard ésotérique, mais ce n’est pas le bracelet du casier qui me serrait la cheville, et l’autre par la même occasion. Ah, l’eau, j’adore. D’ailleurs en partant de chez ma mère il pleuvait, parfum de goudron. Parfum d’arbustes, de fleurs, de crottes de chien, de je ne sais quoi. Des odeurs envoûtantes. Celle de la poubelle, une infection je n’étais pas loin de vomir, me rappelait l’odeur d’une fin de marché de Phnom Penh, des aliments pourris dans la poussière de la ville.

Chez ma mère, je me suis assis, après avoir goûté. Avec un verre de lait et une Old Holborn et j’ai commencé à pleurer. Non non non, il faut

Avancer !

Non mais.

Mettre de la musique. Tiens, La Bella Noeva, parfait. C’est très beau. Demain je pourrais prendre mon mp3 et je mettrai ça dedans. D’ailleurs il est sur mon ordi maintenant et je l’écoute en ce moment. Je mettrai ça et je mettrai Vivaldi. Et Rostro. Du violoncelle, plein de violoncelle.

J’ai les mains pleines de micro-coupures je ne pourrais même pas la toucher. Vous savez peut-être ce que c’est, de ne pas pouvoir toucher le seul corps auquel vous tenez, contre lequel vous pourriez passer des mois et des années à seulement le sentir, un corps que vous aimeriez caresser d’une infinie tendresse. Vous arrivez avec vos mains écorchées, râpeuses, aux doigts que vous ne pouvez ni déplier. Sur sa peau. Ni replier au creux de votre main. Pour en faire voir à ces salauds de bousiller votre sens du toucher et de rendre leur contact un enfer.

Passer mon temps à avancer. Sans m’arrêter un seul instant. Quoi que je fasse. Il y a tellement de choses à faire. Fuirais-je quelque chose ? Mais non ! Pas du tout !

C’est elle qui me permet d’avancer. De vivre, pourrait-on dire, nonobstant le côté pathologique de la mobilisation. Mais non. De la volonté. De l’implication. Etre et non pas avoir été, ou quelque chose comme ça.

Alors pourquoi pas avant cela ? Mais pourquoi ? Demanderont peut-être certains.

Mais parce que j’ai le sentiment de la perdre. ‘‘Tout simplement’’.

La vie devient encore plus drôle quand elle n’a plus de sens. Quand on est sur le point

de crever.

Ayant perdu. Perdant.

La seule personne à laquelle

on tient.

C’est pour ne pas devenir fou que la vie se met à délirer.

Je n’ai pas encore acheté la corde, d’autres s’en chargent pour moi.

Tenir à une image ou tenir à un corps. A un fantôme ou bien à une âme. Telle est la question pour qui ne tient plus qu’à

un fil

de pendule.

Et je n’aime

pas

le saut à l’élastique.

J’ai peur, mais

je

veux.


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