Teleparticipation à Teleperformance (sous-traitant du service client d'SFR)
Ces temps-ci je n'honore plus mon CDI pour me consacrer plus entièrement à mon mémoire. Il n'avance pas à la vitesse souhaitée parce que je culpabilise encore sur cet abandon temporaire du travail, comme dans l'industrie le devoir est chose sacrée, qui est un devoir de don sans contre don, une pure obéissance, un impératif catégorique.
Le travail est rémunéré, mais uniquement dans sa routine.
Mais la présence est en sus. Les absences ne sont tout simplement pas payées ; pour autant, elles peuvent faire l'objet d'avertissements : le salarié n'obtient aucune contrepartie pour sa présence, mais des peines en cas d'absence.
L'investissement de soi dans le travail et également en sus. Professionnalisme, prises de responsabilité, participation au bon fonctionnement de l'entreprise par des "remontées terrain" par exemple, pour certains même de la vente de produits (ce que l'entreprise appelle "fidélisation clients" ou encore "valo(risation)"), ne font vraiment partie du contrat de base, du travail routinier. Cet investissement est en partie nécessaire pour que la routine fonctionne : faire ami-ami avec les clients, prendre sur soin lors des mécontentements, s'investir dans une "écoute active" même en situation de grande fatigue voire de malaise naissant, développer des techniques et s'informer pour améliorer la qualité des appels, des réponses apportées et dans une certaine mesure favoriser une baisse de la pénibilité du travail ; qu'en partie il est au bénéfice du salarié.
Les collègues à temps plein gagnent moins qu'un SMIC.
Au fond je culpabilise de ne pas donner ce pour quoi je ne suis même pas payé et dont une revendication de rémunération (et simplement déjà d'une considération, totalement absente : comme si l'on nous proposait de donner ce que l'on voulait, donc on peut aussi ne rien donner du tout) pourrait s'avérer légitime.
En plus je ne comprends rien au management mis en place: quand ils ont besoin de nous (disent-ils), ils favorisent le cercle vertueux par lequel, notamment, la discipline se renforce, comme si nous étions des esclaves qu'il fallait surveiller et fouetter de temps en temps pour les faire travailler : une méfiance se met en place, qui devient réciproque, et finit même par légitimer pour eux leur action, puisqu’effectivement nous ne venons plus, beaucoup en profite pour démissionner ou plus simplement s’absenter pour ne pas revenir, nous rechignons au travail et usons de toutes les combines pour travailler le moins possible, je veux dire pour nous faire affecter le moins possible par le travail. Tout cela deux mois après avoir organisé une réunion en grande pompe pour nous expliquer que pour respecter davantage les clients, et même les fidéliser (objectif de la totalité du site à l’avenir), ils se sont rendus compte qu’il fallait davantage respecter et fidéliser ceux qui les respectent et les fidélisent, à savoir nous, les téléopérateurs. La bonne blague. Pur effet d’annonce destiné à enrober le dernier ‘‘challenge’’ en date, les challenges consistant en une compétition entre collègues, équipes ou sites, visant à améliorer la productivité générale, en termes quantitatifs ou qualitatifs, grâce à peu de moyens (sur un site : au mieux un ipod et quelques DVD, au pire comme en ce moment quelques places de cinéma ; il s’agissait d’un grand challenge entre tous les sites, nous n’avons pas eu vent des lots ─ de toute façon le site est bon dernier… ─, mais on nous a promis en cas de victoire une virée à Paris pour recevoir un trophée).
Je ne comprends pas pourquoi ils ne jouent pas davantage sur les ficelles du cercle vertueux de la confiance, comme ils avaient commencé à le faire ces derniers mois (brusque revers ?), en nous permettant notamment de nous (ré)approprier notre propre travail, ce qui est la moindre des choses quand on nous demande d’être professionnels et de prendre des responsabilités dans nos appels. En somme on va finir par nous demander des boulots de cadre avec un salaire de travailleur de base, voire encore plus faible, une reconnaissance inexistante, et une méfiance ainsi qu’un mépris persistants. Et plutôt que de nous faire jouer des challenge compétitifs, pourquoi pas des challenges coopératifs ?
Et puis si c’est l’objet d’un travail pour eux, de faire les méchants, alors ce devrait être simple de faire les gentils. Auraient-ils le sentiment de ne pas travailler ?
Alors comme je culpabilise, je paye en puissances ce manquement au devoir. Ce travail me prend beaucoup d’énergie, je n’en ai plus assez pour travailler mon mémoire : de l’énergie et du temps de cerveau disponible ; mais de culpabiliser me plonge plus longtemps encore que les vingt-trois heures hebdomadaires dans un état semblable, une sorte de contre-champs peut-être, qui immobilise mon corps, me fait mal aux yeux et à la main, qu’il dessèche, m’abrutit et me rend encore moins capable de travailler mon mémoire. Au point qu’au bout de quelques jours c’est une idée inverse qui pourrait s’imposer : en me poussant à l’extériorité et à ce que je ne supporte pas, ce travail au moins aurait peut-être pu me mettre en route, et j’aurais pu utiliser cette dynamique pour avancer mon mémoire, pour autant que ce travail ne l’ait pas consommée entièrement. Et quitte à absorber toute mon énergie, je crois que je préfère encore une activité toute personnelle qui ne produit rien, ne m’apporte rien à échanger avec autrui et encore moins une rémunération, mais qui au moins me plonge dans une sorte d’état primitif, à une activité dont le seul bienfait est d’être rétribuée. Je regarde les heures passées à ne rien faire et je me dis : ah si elles avaient été payées ; mais en faire autant pour le compte d’une entreprise n’est pas aussi simple, puisque d’une part elles sont morcelées, et d’autres part l’entreprise introduit des divisions en moi qui font que ce que j’aurais pu donner de moi-même dans un cadre personnel, même si cela va à l’encontre de mon bien-être, de ma santé, de mon épanouissement, etc., va m’apparaître comme une extorsion intolérable et particulièrement douloureuse. Tant est si bien que je supporte davantage des journées entières d’abrutissement personnel par un contre-champ dans lequel je m’écroule (mais au moins je suis chez moi, sur mon ordinateur, et avec moi-même) qu’une seule heure de travail pour cette entreprise, et déjà au bout de deux j’ai le sentiment que je vais m’écrouler et que rien, rien de personnel ni d’affectif, ne me permettra de tenir, et qu’il faut compter encore bien moins sur le juridique que l’affectif pour passer cette épreuve.
Juridiquement, en effet, dans ce travail, que l’entreprise voudrait métier et qui n’est guère plus qu’un job, usine fast-food, on se fait suffisamment enculer déjà, qu’en plus on voudrait qu’on nous dise merci et nous passe un peu de pommade pour arranger l’affaire. Un seul manquement et nous ne le demandons même pas en termes juridiques, par des revendications syndicales par exemple, simplement nous leur soutirons notre cul, qu’ils ne manquent pas de fouetter par la suite à défaut d’avoir pu, une énième fois le limer.
La méfiance impose des limites, des interdits, et le jeu, la relation, va fonctionner autour d'eux, dans une relation dominant/dominé.
La confiance au contraire ne s'intéresse pas aux limites, aux bordures, à ce qui retient, contient, réfrène, mais aux poussées, aux envies, aux désirs, aux dynamiques naturelles, aux tendances intuitives et impulsives, aux puissances qui sourdent, au potentiel qui s'y annonce et aux possible qui s'y font jour.
La méfiance est satisfaite quand un dispositif est bien gardé, bien respecté, à travers un cercle vicieux qui empêche et restreint tout, c'est-à-dire les dominés et ce qui sourd à travers eux (au fond leur "mauvaise nature"), "tout" renvoyant à d'éventuels débordements, retournement, détournements, du dispositif. C'est le parano, c'est le facho. La confiance est satisfaite quand la dynamique que le cercle vertueux qu'elle permet crée une émulation, une création, répondant aux attentes (de chacun, pas seulement des gardiens du dispositif premier) et permettant de répondre aux impératifs s'imposant au dispositif qui rassemble les divers acteurs, partenaires.
Et voilà comment ce travail de malheur, que je n’effectue même pas, qui ne me paye même pas, continue de m’occuper.