Night Entertainment System, ou le Travailleur Légèrement Etourdi
5 heures à déplacer des "produits" d'une place à une autre.
Le secret, c'est de garder l'esprit clair et de savoir s'oublier.
Constamment savoir où l'on est, soit être capable de se repérer, de savoir se repérer sans même y penser, sans même lever la tête. A un moment donné je vis une pile d'un genre danettes, mais il y en avait trois et un effet bizarre avec le miroir à côté, ça m'a causé une sorte de vertige.
Il faut attaquer avec rapidité et précision, repérer sans même se le demander quel coin on peut déplacer facilement parce que la place de destination est libre, et puis le faire et continuer par les "produits" contigus, et ainsi de suite, tirer le fil jusqu'à en avoir terminé.
Cinq heures dans un frigo, à aiguiser son sens de l'espace à la manière des jeux d'enfant comme le Memory et le t'es tout seul dans la forêt retrouve ton chemin, ainsi qu'à s'oublier dans un effort qui n'en est pas vraiment un ; vraiment à être dans cet interstice entre soi et les choses ; c'est assez drôle, en fait, même s'il fait froid, qu'on attrape un rhume et quelques aftes. Cinq heures à parler de ces "putains de Bifidus" et à chercher où sont les autres crèmes au chocolat blanc, à se dire avec le collègue que vraiment ces gens ne sont pas doués pour changer l'organisation toutes les cinq minutes, nous obligeant à tout refaire surtout que ça revient comme c'était au début, et puis ils sont quand même bizarres pour prendre ça au sérieux et avoir des discussions comme des adultes au sujet du placement des "produits", de parts de marché (ah non, justement, ils pourraient, mais ils n'en parlerons pas toute la nuit), à se prendre la tête sur la place des "produits" comme si c'était important alors qu'il s'agit de problèmes pouvant être réglés en cinq minutes, ce qui, il faut le remarquer, est souvent le fait des gens qui ont un quelconque pouvoir, un certain décisionnel du moins, surtout que pour se les peler dans un supermarché jusqu'à deux heures du mat' pour changer l'ordre des yaourts ils ne doivent pas être grand chose.
Assez drôle, donc, avec une pause toutes les deux heures, à fumer une clope dans le hall, mais sans manger, seulement une distribution de bouteilles d'eau.
Et puis retour en tram, à suivre pendant une demie-heure à moitié endormi Gabriel Marcel par les termes "immédiat", "présence", "ambiance", dans son Journal Métaphysique.
J'avais faim, accessoirement, mais près de la chaleur de l'ordi (on a le poêle ou la cheminée qu'on peut, ce média froid) je l'ai quelque peu oublié. Les supermarchés, davantage que la cuisine je trouve, font oublier la faim ; l'image a un rôle important, c'est un peu comme si je n'avais jamais autant mangé de crèmes desserts, de yaourts au soja, de "véritables" crèmes brûlées, de tiramisu et autres desserts qui m'étaient inconnus et dont j'ai déjà oublié le nom, pour ne pas parler des parfums pour certains stupéfiants, ni du contenant comme cette danette dans une pochette goûter comme le jus d'orange à la paille ou la compote dans le sachet mou d'alu. Les produits industriels sont d'un certain côté de beaux objets, sans cet appétit goulu ni ce mépris qui caractérise la relation à leurs parodies style Lidl (le collègue était d'ailleurs l'autre fameux à s'être également fait virer par ces incohérents).
Il faut noter toutefois que ces objets ne sont absolument pas maniables. Quel archaïsme. J'aurais néanmoins bien fait un repas de la seule casse.
Le boss a dit qu'on avait bien bossé ; certes ; mais ça fatigue, mine de rien, d'agir en abruti sans s'y laisser piéger.