jeudi, juin 12, 2008

Night Entertainment System, ou le Travailleur Légèrement Etourdi

5 heures à déplacer des "produits" d'une place à une autre.

Le secret, c'est de garder l'esprit clair et de savoir s'oublier.
Constamment savoir où l'on est, soit être capable de se repérer, de savoir se repérer sans même y penser, sans même lever la tête. A un moment donné je vis une pile d'un genre danettes, mais il y en avait trois et un effet bizarre avec le miroir à côté, ça m'a causé une sorte de vertige.

Il faut attaquer avec rapidité et précision, repérer sans même se le demander quel coin on peut déplacer facilement parce que la place de destination est libre, et puis le faire et continuer par les "produits" contigus, et ainsi de suite, tirer le fil jusqu'à en avoir terminé.

Cinq heures dans un frigo, à aiguiser son sens de l'espace à la manière des jeux d'enfant comme le Memory et le t'es tout seul dans la forêt retrouve ton chemin, ainsi qu'à s'oublier dans un effort qui n'en est pas vraiment un ; vraiment à être dans cet interstice entre soi et les choses ; c'est assez drôle, en fait, même s'il fait froid, qu'on attrape un rhume et quelques aftes. Cinq heures à parler de ces "putains de Bifidus" et à chercher où sont les autres crèmes au chocolat blanc, à se dire avec le collègue que vraiment ces gens ne sont pas doués pour changer l'organisation toutes les cinq minutes, nous obligeant à tout refaire surtout que ça revient comme c'était au début, et puis ils sont quand même bizarres pour prendre ça au sérieux et avoir des discussions comme des adultes au sujet du placement des "produits", de parts de marché (ah non, justement, ils pourraient, mais ils n'en parlerons pas toute la nuit), à se prendre la tête sur la place des "produits" comme si c'était important alors qu'il s'agit de problèmes pouvant être réglés en cinq minutes, ce qui, il faut le remarquer, est souvent le fait des gens qui ont un quelconque pouvoir, un certain décisionnel du moins, surtout que pour se les peler dans un supermarché jusqu'à deux heures du mat' pour changer l'ordre des yaourts ils ne doivent pas être grand chose.

Assez drôle, donc, avec une pause toutes les deux heures, à fumer une clope dans le hall, mais sans manger, seulement une distribution de bouteilles d'eau.
Et puis retour en tram, à suivre pendant une demie-heure à moitié endormi Gabriel Marcel par les termes "immédiat", "présence", "ambiance", dans son Journal Métaphysique.
J'avais faim, accessoirement, mais près de la chaleur de l'ordi (on a le poêle ou la cheminée qu'on peut, ce média froid) je l'ai quelque peu oublié. Les supermarchés, davantage que la cuisine je trouve, font oublier la faim ; l'image a un rôle important, c'est un peu comme si je n'avais jamais autant mangé de crèmes desserts, de yaourts au soja, de "véritables" crèmes brûlées, de tiramisu et autres desserts qui m'étaient inconnus et dont j'ai déjà oublié le nom, pour ne pas parler des parfums pour certains stupéfiants, ni du contenant comme cette danette dans une pochette goûter comme le jus d'orange à la paille ou la compote dans le sachet mou d'alu. Les produits industriels sont d'un certain côté de beaux objets, sans cet appétit goulu ni ce mépris qui caractérise la relation à leurs parodies style Lidl (le collègue était d'ailleurs l'autre fameux à s'être également fait virer par ces incohérents).
Il faut noter toutefois que ces objets ne sont absolument pas maniables. Quel archaïsme. J'aurais néanmoins bien fait un repas de la seule casse.
Le boss a dit qu'on avait bien bossé ; certes ; mais ça fatigue, mine de rien, d'agir en abruti sans s'y laisser piéger.

dimanche, juin 08, 2008

Kol Nidre


Jeudi 5 juin, Meylan, création d'une oeuvre au compositeur inconnu


Un film français

Qu'est-ce que c'est que ce film que j'ai pris en cours de route ; sur arte, ce soir. Un film très français.

Une histoires d'amours et de filiation, de masques et d'identité, de changement et de fidélité, d'enfance et de mort(s), de musique et d'oubli.

Des êtres angoissés et superficiels, profonds et légers, qui virevoltent et changent de vêtements, qui aiment et se fracassent sur des images, les quittent et les retrouvent, en crèvent de manque et les fuient comme s'ils les avaient oubliées.

Des personnages qui virevoltent, un chapeau, un paletot, qui tournent à un Hymne à l'amour et s'envolent au détour d'un piano, d'un violon. Leurs voix graves pleines de larmes, leurs débats dans la nuit, seuls, manipulés par les souvenirs, les morts, qui reviennent leur parler ; leurs voix, légères, qui manqueraient disparaître si la légèreté de leur toucher des choses ne s'accompagnait d'une inertie extrême ; et leurs voix, aigrelettes, rieuses, comme les mouettes s'envolent vers d'autres horizons en se riant du bâteau dont elles connaissent le port et qui en a un peu honte de tant de liberté.

Dans les films français, dûment étiquetés A.O.C. et du label Terroir, les personnages sont perdus. Les voix, les sons, les souvenirs, les situations, les occasions, les rencontres, les réseaux, les accroches, les défis et les manques, les sourires et les pleurs, les trimbalent en une danse qui définira leur trajectoire, fondera leur identité, au-delà de toutes les images auxquelles chaque pas de danse macabre touchante et belle les fait à tout instant se cogner et se détourner vers une autre ; jusqu'à perdre leur image, jusqu'à devenir autre, soi-même.

Tous les personnages font partie d'une grande famille, liés par un être, un objet, une chose. Ils se parlent, se regardent, se sourient. Et tous les personnages sont seuls, ils vont et ils s'en vont, deviennent ; ne sont jamais qu'images, et l'être à travers eux, l'objet, la chose.

Pas d'arrêt et d'oubli l'un dans l'autre dans une mélancolie partagée soufflant la bulle d'un nous à l'exclusion du monde. Ni de fusion passionnelle et folle où l'autre est toujours trop loin, toujours à approcher, comme désespérément.

Elle est légère et elle s'effrite, cette eau qui coule contre une vitre, verte et bleue, quelques notes de piano et cordes.

Nul personnage n'a aucun monopole. Ni du sentir ni de la perception. Tout glisse, relatif, en mouvement perpétuel ; rien de fixe, aucune perspective stable sinon pour qui n'y participe pas ; que les opérateurs, que lui seul pourrait noter sans crainte, les personnages, eux, ce serait une nouvelle danse, un nouveau calvaire, un nouvel amour, un nouveau cauchemar ou un nouvel espoir, les amenant en un geste à une nouvelle image.

Des images, pas seulement des images ; des images agissantes, des sorts ; des images qui brisent leur propre image ; produisant un évènement, une stupeur, un affect ; leur donnant une autre image s'ils ne savent en jouer.

Comme cette scène presque finale où pour ne pas rencontrer un amant qu'elle tache d'oublier et qui subitement a découvert qu'il l'aimait, dont elle retomberait amoureuse si elle le retrouvait en descendant du train, elle échange ses vêtements avec une complice improvisée ; et c'est avec elle, coiffée de ce chapeau étrange, que l'amoureux partira, se préférant séducteur aux souffrances de l'amour ; pendant que l'héroïne marchera défigurée dans le ciret jaune de l'autre, déchue de madame à mademoiselle par la bouche de jeunes moqueurs et tendres de passage, qui la forceront à porter le béret qui traînait dans la poche, lui redonnant sourire, et un nouveau visage ; parvenant finalement à accepter le corollaire de la règle de son propre jeu, incarnant l'image d'une autre.

Ce travestissement, moyen de devenir par un nouvel opérateur, est l'effet d'une tactique, laquelle n'a rien à voir avec une réflexion ; car c'est encore de l'action, ou, plutôt, un effort ; rien d'une perception claire valant comme vérité et demandant à être transmise sans le moindre bruit possible pour que tout soit réglé. Rien ne se règle, tout devient, se fait et se défait, se perd et se retrouve, se brise et se raccroche, se rappelle et espère ; le long d'une trajectoire dont la clé est désir.

Des êtres perdus qui se désirent ; qui incarnent des images et désirent des images ; des images qui les fracassent dans un réel stupéfiant, plein de cris, de jouissances et de larmes ; vers d'autres images, d'autres désirs et stupeurs, le long d'un fil léger comme une ritournelle.

Cela se passe ainsi dans l'un des bleds qui est le mien, ce terroir français et ses films A.O.C.

Mais là ce sont des films ; en vérité il ne cesse jamais d'y avoir de l'être tout au long de ses métamorphoses ; le quotidien est lent et son temps long charrie d'autres sons, d'autres affects, d'autres perceptions et d'autres transmissions, comme s'il était tout ce temps hors cinoch que vivraient les personnages entre chaque moment à l'écran, tout ce temps authentique qui sans nier tout cela, ralentit la vitesse, alourdit la légèreté, réduit le nombre des métamorphoses et efface, dans le brouillard quotidien et le morne banal, les opérateurs, ces médiats des humains qui tissent leurs rapports et leur devenir.

Et là, depuis le début, je suis du coin de l'oeil, sans y comprendre quoi que ce soit, un film déglingué polonais, et ça n'a rien à voir.

PS : renseignements cherchés, le film s'appelle Toutes ces belles promesses, de Jean-Paul Civeyrac, avec des actrices du nom de Jeanne Balibar et Bulle Ogier, notamment. J'ai trouvé avec surprise une image de l'héroïne que je n'ai pas vue dans le film, ça devait être avant que je tombe sur ce film...


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