Travail de nuit
Je ne parviens à travailler que la nuit, jamais trop su pourquoi.
Comme s’il y avait une nature propre au travail diurne, et une autre pour le travail nocturne.
Le jour, c’est le travail d’exécution. C’est le moment où les limites de mon corps ne sont pas plus loin que ma peau, si déjà elles vont jusque là. De même pour ma cervelle, pas plus loin que ma conscience, et toutes ces voix qui parlent, me parlent et m’ordonnent, que c’est insupportable. Travail collectif, ordonné. Si je lis un livre, c’est comme si je lisais toujours un manuel énonçant des points qu’il faut apprendre par cœur et savoir recracher.
A la limite, le jour, s’il y a une médiation, et peut-être dans un endroit fermé (comme une salle de cours), il peut y avoir déjà quelque chose comme de la rêverie, sans savoir si cela tient à la médiation que j’écoute (par exemple un prof) ou à l’endroit. Il y a alors une mise en confiance qui libère, pour le dire ainsi, la libido, permettant de sortir de soi, jusqu’à la peau et bien au-delà. Mais chez moi, dans une bibliothèque, face à un livre, face à une feuille vierge, ou quoi que ce soit d’autre, pas moyen, je me sens oppressé.
J’ai trouvé un livre sur les étagères de la BU (je ne fais jamais que passer/emprunter, comme pourraient le marquer les amateurs de scission, sans jamais m’arrêter) qui m’a semblé très intéressant. Il se titre L’écran, de l’icône au virtuel, La résistance de l’infigurable, et date de 2004. L’ouverture raconte le choc de l’auteur, Stéphanie Katz, son émotion dans las cuevas de Altamira, près de Santander, en Espagne, grottes peintes durant les 13e et 12e millénaires avant Jésus, et comment elle comprit qu’elle venait de voir « la scène fondatrice de l’image occidentale » : « c’était ici la main, et non l’œil, qui faisait autorité », « non plus une image obéissant à l’œil et soumis à la logique du reflet ressemblant, mais une figure organiquement générée par la main, selon un projet d’articulation entre le visible et ce qui lui échappe ». Sinon ici, c’était juste pour noter cette petite phrase complémentaire : « m’extirpant du dedans pour sécher mes larmes dans l’éblouissement du dehors, je compris aussi que, pour que cette dynamique d’articulation biface de l’image puisse se mettre en place, il fallait bien en effet quitter le monde de la lumière, qui fait peser sur la représentation le risque de copie, pour pénétrer dans une ailleurs ombré qui inaugure l’apostrophe vers l’infigurable ».
Bref, le jour, pour moi, il n’y a, à quelques rares exceptions près, que des écrans se contentant de représenter, représentation que je peux manier, que je peux créer, que je peux enregistrer, mais voilà tout. C’est proprement nul. Le problème, c’est que j’aimerais être de jour comme je peux être de nuit, travailler de la même manière, du coup je suis obligé de compenser, et à vrai dire cela ne donne rien. Finalement, comme je ne passe plus déjà au moins la moitié de la journée à dormir (les deux tiers voire la totalité du jour ces derniers hivers), et que je ne supporte pas ce pouvoir diurne, je passe la journée à me lobotomiser sur mon ordinateur, histoire que le temps passe, dans un masochisme de ce que je ne supporte absolument pas.
Concernant un livre, par exemple, la différence entre le jour et la nuit est relativement simple. Le jour, le livre est un ensemble de signes qui énoncent des propositions au milieu d’autres livres et, accessoirement, pour l’auteur, d’autres gens. L’auteur énonce, il « dit que », ce sont ses « idées » qui comptent, et le débat de toutes les « idées » autour d’un « sujet » quelconque. Les corps sont tenus, se tiennent, c’est l’espace public, réglementé par les règles du discours, du débat, du dire, de l’assemblée, par la croyance en ce qui est dit, dans le sérieux de tout ce qui se dit, de tout ce qui se fait, le réel lui-même comme le réel des signes auquels ils renvoient ne font pas de doute, à la limite ne font que question. C’est toute la comédie sociale à laquelle chacun participe, quand il a appris, par des techniques du corps, à s’y tenir.
Et bien la nuit, c’est tout autre chose. L’auteur ne « dit » plus « que » : il parle. Ses livres ne sont plus un ramassis de signes ordonnés, mais de choses et de formes et de sons et d’etc. qui s’animent. Le paysage sort du livre comme dans celui que j’avais quand j’étais petit, qu’à chaque double page un décor en carton, plié, se levait, et dans lequel je pouvais imaginer les personnages de l’histoire évoluer. Sauf que c’est plus qu’un décor un carton que je peux voir, c’est du virtuel au sens plein du terme, c'est-à-dire certainement pas celui qui n’est que représenté dans le virtuel informatique. Je ne suis encore qu’un gamin, je sais, je suis encore très loin d’avoir ma place dans le cirque citadin…
Il me plaît même assez d’imaginer une civilisation vivant naturellement dans une telle grotte (comme on dit : sous terre, dans la nuit, etc.), ne remontant à la surface qu’exceptionnellement. On nous dit que ce sont des civilisations d’horreur, comme on l’a longtemps dit du Moyen-Âge, comme les représentations hollywoodiennes nous le montrent encore (c’était quoi ce film, avec Stallone et Wesley Snipes dans lequel ils étaient cryogénisés ?), mais qui dit cela, sinon des gens très habitués à la lumière, au corps dressé pour l’espace public, et qui ne sait que devenir la nuit, qui se tord et se cabre à cause du stress accumulé, dans des mouvements convulsifs que l’on dirait pervers, n’acceptant qu’une version autorisée de « la nuit » (par exemple le rêve), sinon devenant fou, perdant tous ses repères, au corps incapable de supporter la nuit, de s’y fondre, d’entrer en confiance, corps et esprit bien trop rigides et bien trop épais, tout rigidifiés sur les sentiments, sur le sentir, et qui, dans la nuit, ne peuvent se laisser aller qu’aux pires horreurs et aux pires conneries, un peu comme Dantec dans ses interventions publiques, hors de la caverne qu’il déploie dans ses livres.
Remonter dans le jour, c’est un peu comme la virilité et quelques autres choses : c’est souhaitable, mais il faut déjà avoir connu la nuit. Il faut que j’arrête de dormir, la nuit.
Comme s’il y avait une nature propre au travail diurne, et une autre pour le travail nocturne.
Le jour, c’est le travail d’exécution. C’est le moment où les limites de mon corps ne sont pas plus loin que ma peau, si déjà elles vont jusque là. De même pour ma cervelle, pas plus loin que ma conscience, et toutes ces voix qui parlent, me parlent et m’ordonnent, que c’est insupportable. Travail collectif, ordonné. Si je lis un livre, c’est comme si je lisais toujours un manuel énonçant des points qu’il faut apprendre par cœur et savoir recracher.
A la limite, le jour, s’il y a une médiation, et peut-être dans un endroit fermé (comme une salle de cours), il peut y avoir déjà quelque chose comme de la rêverie, sans savoir si cela tient à la médiation que j’écoute (par exemple un prof) ou à l’endroit. Il y a alors une mise en confiance qui libère, pour le dire ainsi, la libido, permettant de sortir de soi, jusqu’à la peau et bien au-delà. Mais chez moi, dans une bibliothèque, face à un livre, face à une feuille vierge, ou quoi que ce soit d’autre, pas moyen, je me sens oppressé.
J’ai trouvé un livre sur les étagères de la BU (je ne fais jamais que passer/emprunter, comme pourraient le marquer les amateurs de scission, sans jamais m’arrêter) qui m’a semblé très intéressant. Il se titre L’écran, de l’icône au virtuel, La résistance de l’infigurable, et date de 2004. L’ouverture raconte le choc de l’auteur, Stéphanie Katz, son émotion dans las cuevas de Altamira, près de Santander, en Espagne, grottes peintes durant les 13e et 12e millénaires avant Jésus, et comment elle comprit qu’elle venait de voir « la scène fondatrice de l’image occidentale » : « c’était ici la main, et non l’œil, qui faisait autorité », « non plus une image obéissant à l’œil et soumis à la logique du reflet ressemblant, mais une figure organiquement générée par la main, selon un projet d’articulation entre le visible et ce qui lui échappe ». Sinon ici, c’était juste pour noter cette petite phrase complémentaire : « m’extirpant du dedans pour sécher mes larmes dans l’éblouissement du dehors, je compris aussi que, pour que cette dynamique d’articulation biface de l’image puisse se mettre en place, il fallait bien en effet quitter le monde de la lumière, qui fait peser sur la représentation le risque de copie, pour pénétrer dans une ailleurs ombré qui inaugure l’apostrophe vers l’infigurable ».
Bref, le jour, pour moi, il n’y a, à quelques rares exceptions près, que des écrans se contentant de représenter, représentation que je peux manier, que je peux créer, que je peux enregistrer, mais voilà tout. C’est proprement nul. Le problème, c’est que j’aimerais être de jour comme je peux être de nuit, travailler de la même manière, du coup je suis obligé de compenser, et à vrai dire cela ne donne rien. Finalement, comme je ne passe plus déjà au moins la moitié de la journée à dormir (les deux tiers voire la totalité du jour ces derniers hivers), et que je ne supporte pas ce pouvoir diurne, je passe la journée à me lobotomiser sur mon ordinateur, histoire que le temps passe, dans un masochisme de ce que je ne supporte absolument pas.
Concernant un livre, par exemple, la différence entre le jour et la nuit est relativement simple. Le jour, le livre est un ensemble de signes qui énoncent des propositions au milieu d’autres livres et, accessoirement, pour l’auteur, d’autres gens. L’auteur énonce, il « dit que », ce sont ses « idées » qui comptent, et le débat de toutes les « idées » autour d’un « sujet » quelconque. Les corps sont tenus, se tiennent, c’est l’espace public, réglementé par les règles du discours, du débat, du dire, de l’assemblée, par la croyance en ce qui est dit, dans le sérieux de tout ce qui se dit, de tout ce qui se fait, le réel lui-même comme le réel des signes auquels ils renvoient ne font pas de doute, à la limite ne font que question. C’est toute la comédie sociale à laquelle chacun participe, quand il a appris, par des techniques du corps, à s’y tenir.
Et bien la nuit, c’est tout autre chose. L’auteur ne « dit » plus « que » : il parle. Ses livres ne sont plus un ramassis de signes ordonnés, mais de choses et de formes et de sons et d’etc. qui s’animent. Le paysage sort du livre comme dans celui que j’avais quand j’étais petit, qu’à chaque double page un décor en carton, plié, se levait, et dans lequel je pouvais imaginer les personnages de l’histoire évoluer. Sauf que c’est plus qu’un décor un carton que je peux voir, c’est du virtuel au sens plein du terme, c'est-à-dire certainement pas celui qui n’est que représenté dans le virtuel informatique. Je ne suis encore qu’un gamin, je sais, je suis encore très loin d’avoir ma place dans le cirque citadin…
Il me plaît même assez d’imaginer une civilisation vivant naturellement dans une telle grotte (comme on dit : sous terre, dans la nuit, etc.), ne remontant à la surface qu’exceptionnellement. On nous dit que ce sont des civilisations d’horreur, comme on l’a longtemps dit du Moyen-Âge, comme les représentations hollywoodiennes nous le montrent encore (c’était quoi ce film, avec Stallone et Wesley Snipes dans lequel ils étaient cryogénisés ?), mais qui dit cela, sinon des gens très habitués à la lumière, au corps dressé pour l’espace public, et qui ne sait que devenir la nuit, qui se tord et se cabre à cause du stress accumulé, dans des mouvements convulsifs que l’on dirait pervers, n’acceptant qu’une version autorisée de « la nuit » (par exemple le rêve), sinon devenant fou, perdant tous ses repères, au corps incapable de supporter la nuit, de s’y fondre, d’entrer en confiance, corps et esprit bien trop rigides et bien trop épais, tout rigidifiés sur les sentiments, sur le sentir, et qui, dans la nuit, ne peuvent se laisser aller qu’aux pires horreurs et aux pires conneries, un peu comme Dantec dans ses interventions publiques, hors de la caverne qu’il déploie dans ses livres.
Remonter dans le jour, c’est un peu comme la virilité et quelques autres choses : c’est souhaitable, mais il faut déjà avoir connu la nuit. Il faut que j’arrête de dormir, la nuit.
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