Ce n'est pas ce que je souhaite, mais partir suffit
J’espère là-bas sourires, choses à faire et chaleur. Tout le contraire d’ici.
Il me faudra rentrer, un jour. Je ne veux même pas y penser. Je ne sais pas d’où je suis, mais sûrement pas d’ici. Nulle part où « rentrer », qu’une tombe où les morts s’ennuient en patientant. Tant d’étrangeté avec ces habitants dans lesquels je me fonds pourtant.
Personne n’a envie de vivre au paradis, mais tout le monde aimerait bien passer. Etre étranger, ne faire que passer, conserver, en tout, partout, cette extériorité. Des bâtards apatrides ne logeant même pas en eux.
Pas envie de parler aux gens, pas envie de les connaître. J’ai failli, dans le tram, cette après-midi, face à une jolie fille au visage un peu gris et osseux, l’évènement qui s’affichait sur sa chemise en carton m’intriguait, l’occasion était trouvée. Et puis non, je n’ai rien dit, finalement j’ai pensé à autre chose, si bien que j’ai failli louper mon arrêt. « Putain, merde » sont les deux seuls mots que j’aurais dit dans le tram en sortant en courant.
J’aimerais bien jouer avec les gens. La comédie ne me plaît pas, les jeux dont l’on respecte les règles en gentil bon petit joueur ne sont pour moi que des recettes de cuisine ou des cours que l’on apprend par cœur et que l’on répète la bouche en cœur, bicarbodiaque au lieu de son absence. Il faudrait croire, et certains aiment cela. Parvenir à croire plutôt qu’à s’abrutir, parvenir à croire pour entrer dans le jeu, bien bordé, le jeu, très bien bordé, dormez bien dans votre petit monde.
Aucun intérêt s’il ne s’agit pas de jouer avec la règle, de jouer le jeu dans le seul but de le dépasser. Je regarde autour de moi les gens qui jouent. Ils s’amusent. Je me retrouve pris dans le tourbillon d’un abrutissement sans fond, incapable de rentrer dans le jeu, incapable de croire. Je ne sais même pas ce qu’ils croient, si encore je le savais, je pourrais m’intégrer à ma manière, me donner une place, quitte à ce que le but ne soit qu’ethnologique, et tant pis si l’objet d’étude est transformé, mais je n’ai pas envie de le savoir. Ils finissent pas m’apparaître pure surface, juste seulement des images, j’entre dans le cercle vicieux puisque les images on peut les regarder sans voir ce qu’il y a « derrière », et l’on peut les voir sans qu’elles nous voient (mais pour de vrai elles nous voient, et de la même manière que nous les voyons : « tout le monde me regarde et personne ne me désire »). Un jeu qui montre bien le jeu duquel on ri, rien de sérieux pour une fois, il y a de quoi rire, au profit d’un jeu que nous maîtrisons, je veux dire : auquel nous croyons. Il faut jouer le simulacre si l’on ne veut pas entrer dans la simulation — après celle-ci, quelle désillusion, quel sentiment d’irréel, ce sentiment qu’il ne s’est rien passé, que l’on n’a rien vécu, ce qui est terrible quand au milieu résident des choses nées avec lesquelles on est bien obligé de compter (un meurtre, des enfants, une maison, une entreprise, des engagements irrétractables… n’importe quelle transcendance du réel que l’on jugera injuste, au motif que tout ce qui l’a vu naître était tout sauf réel, le réel, on l’attend encore, il y a malentendu, erreur sur marchandise, surtout on voulait pas une production, un résultat, une transcendance, mais du réel là même où il n’y a eu que simulation, un réel immanent, sans résultat, épuisement de la matière première dans le procès de transformation, au point que lorsque c’est fini on puisse se dire : je ne savais pas avant cela ce que j’allais vivre, ce que je pouvais vivre, mais je sais que j’ai vécu tout ce que je pouvais vivre, l’évènement s’est refermé sur lui-même, il est ce qu’il est mais il est beau, il vit maintenant de sa vie propre, dans les souvenirs et dans les traces qu’il a laissé, libéré de ses producteurs).
Aucun intérêt, sinon, si le jeu n’est pas une pure obligation, sous l’emprise du devoir. Tu dois faire cela, tu dois éprouver cela, tu dois rechercher cela. Libéré de toute responsabilité, de notre rôle d’acteur, de producteur, de décideur, libéré de cette liberté moderne qui nous rend dingues et tristes et même esclaves, mélancoliques pour les meilleurs. Le cadre est constitué, il n’y a rien à en dire, nous n’en voyons même pas les bords, ils n’ont aucune importance, il n’y a que ce que l’on doit faire, rien d’autre. Quel soulagement, quel apaisement. Nous n’avons qu’à nous rendre capable de nos obligations. Nous ne voyons pas les bords, et pourtant nous ne sommes pas déjà immergés dans « l’institution totale », nous avons une confiance infinie dans le « dispositif » avant même de pouvoir le confirmer après l’avoir goûté. Libérés de notre moi, nous n’avons qu’à faire. Faire et laisser faire, puisque les autres aussi sont obligés. Ainsi lorsqu’il n’y a pas de tiers, de créateur du dispositif, de personne de pouvoir qui en tire les ficelles, une institution sans géniteur, sans directeur et à la tête décapitée, juste un jeu avec un lieu, des règles et des gens.
Toujours l’habitus nazi m’apparaît comme la désinhibition d’un ‘‘jeu’’ réel. De l’ordre de la fatalité, un compromis avec la fatalité, avec les données des pulsions et des cadres culturels, dans une interprétation fallacieuse des théories freudiennes. Cet engluement, le souhaiter, y entrer, l’imposer, me semble très désastreux. On reconstruit autour de soi une gouvernementalité, notre liberté n’a d’autre but que de nous enchaîner bien sûrement. Jusqu’à la satisfaction la plus vulgaire, la plus criante de suffisance, ou jusqu’au dégoût de soi le plus abouti, un à vau-l’eau grimaçant de bêtise aussi désespérée que vaniteuse.
Les petits engluements locaux puent jusqu’à l’autre bout du monde, une puanteur universelle, seulement agréable en peinture, que dis-je, en photo, une pure surface inodore où ils paraissent si inoffensifs, les bons sauvages, les gentils citoyens, les braves acteurs.
Je resterais bien là-bas longtemps, mais je mens en disant cela. Là-bas c’est encore pire qu’ici, si ce n’est que c’est autre chose. Simplement le bouddhisme, ou je ne sais trop quoi, qui apaise l’intégration, adouci les attentes en posant un monde idéal immuable et partagé, les croyances nécessaires sont donc plus facilement accessibles, aucun contraste sensible. En même temps, je n’en sais rien.
J’ai juste envie de partir d’un ‘‘trop chez-moi’’ que je ne reconnais pas, dans lequel mon visage m’est détestable, dans lequel je ne m’aime pas et ne parviens pas à vivre.
Bref, ce départ est bien plus qu'un départ au retour programmé...