Déborder la compréhension
Qu’est-ce que sentir quelqu’un ?
Le sentir est le lieu même de la compréhension : les sens. Qu’est-ce qu’entendre quelqu’un, s’entendre avec quelqu’un, goûter quelqu’un ?... Au-delà encore… Une sorte de synesthésie.
Qu’est-ce que comprendre ?
S’agit-il de cerner ? S’agit-il d’accepter ? S’agit-il d’intégrer ? S’agit-il d’être avec ?
Quel est le but — quel est le cadre — du comprendre ? Ces éléments toujours sont indissociables de la compréhension du comprendre, de son enrobage scientifique : qui cerne, accepte, intègre, est avec…
Qui je suis, moi, qui comprends telle personne ? Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce qui se passe, là, où on est ?
On en sent, des gens, dans une vie. La plupart du temps ce n’est pas conscient, ce n’est pas voulu. Cela se passe de mots.
La compréhension que l’on a des autres, comme de toute chose, inanimée ou non, permet à notre trajectoire de se tracer.
Toute compréhension que je pourrais faire est limitée par ma propre trajectoire. Toute compréhension que je pourrais faire influence ma trajectoire propre. Au creux de ce dilemme, je ne suis pas conscient : je vis.
Je ne peux déporter la problématique sur la vie, et pourtant : il s’agit bien de cela.
Je vis d’autant que je ne suis pas conscient de vivre. Je vis avec les autres qu’autant que je n’ai pas la réflexivité de l’autre comme autre, de l’autre comme vivant.
J’ai l’ambition modeste de vivre et de comprendre les autres. Un paradoxe obscur. Puisque la vie s’épuise en elle-même, puisque les mots vivent de leur propre vie : comment pourraient-ils la relater, comment pourrait-elle agir sur eux ?
Comprendre, c’est être, mais je n’existe que dans l’agir qui découle de ce comprendre. Qui le comprend.
Je comprends différemment selon les personnes, selon mes propres états. Sans ouvrir au plus grand relativisme, cela introduit à mon plus grand relativisme personnel. Enervé, frappant quelqu’un, il y a encore de la compréhension à son sujet.
Ma compréhension reste dépendante de moi. Pour s’en abstraire, et sans rejoindre le point de vue de machines compréhensives (justice, sociologie, idéologies…), je ne peux que rejoindre, depuis moi-même, la subjectivité des personnes que je comprends. Dans ce mouvement — intellectuel, vital, sensitif, discursif… — s’installe une compréhension qui est à la fois texte et vie.
Cette compréhension s’inscrit dans une ligne de mire reposant sur un paradoxe : toutes ces personnes existent, en plus d’être, et toutes elles ne sont que potentiel, possibles, virtuels.
Je comprends lorsque je suis dans ce mouvement compréhensif qui interroge le virtuel. Le virtuel est notre imaginaire, le double à notre époque — phantasme, trompe-l’œil, inillustrable, aire de résolution, source et dépôt du réel. La vie est au diapason du réel, comme une membrane battante entre lui et le virtuel ; ce qui n’est pas le cas de cette prose qui s’inscrit dans le vide.
Comprendre, c’est sentir. C’est se mettre au diapason du monde pour faire vibrer cette fine membrane. Et tout travail d’écriture est nécrophile ou se grave dans le vide ; extrayant, par exemple, le virtuel, pour le déployer dans la représentation.
La vie ne s’écrit pas. Et toute sociologie ne peut qu’être un défi à ce qui ne se laisse pas dire. L’objet de la sociologie est ce qui encadre l’existence, et que l’on saisisse celle-ci depuis les interactions ou depuis la vie personnelle, cela revient au même : c’est une question d’agencement.
— Interroger des personnes sur leurs « relations sociales ». Interroger des personnes sur les objets auxquels elles tiennent. Points d’entrée dans l’univers de leur vie, entre le réel et le virtuel, la main sur leur existence, leur vie, cette petite membrane qui bat et dont les échos résonnent dans le monde entier, l’univers dont le battement, imprimant en retour sa marque sur tous les battements particuliers, est la conjonction, désordonnée, chaotique — un pur bruit — de tous ceux-ci. Un pur bruit qui ne se laisse jamais entendre car tous, nous sommes l’un de ces battements.