jeudi, décembre 21, 2006

Et puis joyeux Noël...

Je pense aux cadeaux de Noël. Je suis encore mains vides.

C’est comme les élections. Bien avant on se dit qu’on trouvera enfin le poulain dont on a tant rêvé, puis plus l’échéance approche, plus l’on se dit que ce rêve, il faut commencer à envisager qu’il prenne forme, à voir parmi ce qui existe, parmi ce qui est possible, qu’elle incarnation il pourrait bien revêtir. Enfin, lorsqu’il s’agit de voter, on voit bien que le jeu est truqué, on crie haut et fort qu’ils sont tous aussi déplorables les uns que les autres, et qu’il est hors de question que l’on participe à cette mascarade, mais, le jour venu, avec tout le monde qui ne parle que de ça, tous nos proches, famille et amis, qui ne parlent que de ça et nous pressent de question et se lancent dans de grands débats à l’ancienne alors qu’on sait pertinemment, et eux aussi, qu’ils ne croient pas un seul mot de ce qu’ils disent (et il ne s’agit même pas seulement de se justifier !), avec tous les commerçants et autres pèlerins de la rue qui nous lancent des regards et des sourires de connivence, à laquelle il faut appartenir, connivence très légère dans l’air cependant, bref : si l’on ne vote pas, on est out, c’est le plus grand rendez-vous raté, auquel pourtant on était attendu aux premières loges, il n’y a plus qu’à culpabiliser, genre t’as raté l’acte de fondation de la renaissance sous un autre nom du pays, il te faudra à jamais vivre dans l’ancien, séparé des tiens par une profonde invisible frontière.

Noël, c’est pareil. Entre nos rêves et la « réalité » (ahah : c’est pas du tout ça), un grand fossé. Finalement je me dis que, bon, comme tout le monde sait que j’ai pas de tunes, je peux me contenter du minimum (j’ai pris une boîte de Pyrénéens, au cas où je sois toujours mains vides, pour le strict straight minimum). Mais des fantasmagories de suite m’assaillent le cerveau. Je reconnais là des attentes des uns et des autres, une interprétation du geste, quel qu’il soit (non : s’il est à mon sens négatif, sinon je peux imaginer les sourires qui ne pensent pas à mal, peut-être même je peux les voir entrer dans mon petit jeu — comme s’il s’agissait de cela, ‘‘mon petit jeu’’, pff !). Je peux même apercevoir des commérages des personnes qui me sont chères, comme je les ai entendu parler de gens pourtant assez proches, mais entre ceci et eux, ils avaient décidé (toujours pour de « bonnes » raisons, cela va sans dire) qu’une barrière infranchissable s’élevait, celle-ci signifiant avant qu’ils ne chercheraient pas une communion des sentiments ni même la moindre compréhension — les actes ne sont alors interprétés que sorti de leur contexte, de leur intention, et si même cela est perçu, l’intention est perçue comme déconnectée de tout sentiment, et bien sûr de son objet (puisque la personne n’est pas touchée pour parler comme ceci).

Les cadeaux qui me coûtent le plus cher sont ceux qu’il me fait le moins plaisir d’offrir, et dont je me fous le plus de la réception. Non, je ne m’en fous pas : je ne veux pas savoir, comme certains se bouchent les oreilles et font de grosses grimaces en se balançant d’avant en arrière recroquevillés le derrière sur le sol. Culpabilité, malentendu : le prix dit le sentiment, mais justement il dit qu’il n’y en a pas. Ou c’est peut-être une transgression, dans le seul sens d’erreur, d’un code implicite bien connu : on n’offre pas n’importe quoi à n’importe qui, pas la peine d’aller voir les kwakiutl pour cela, en terme d’objets comme en terme d’importance (de travail ou de prix). Malvenus, à côté de la plaque ; les sourires lissent le tout, bien sûr, même s’ils sont faux, mais le malaise est là quand même ; comme une sentence inévitable qui plane au-dessus de la tête et va de toute façon tomber (sans plus jamais tomber ou presque, de nos jours), raison du recroquevillement fou.

Je rêve d’une image qui ne soit pas une image, et cela me fait penser aux objets transitionnels. Mais ce ne sont pas des « objets transitionnels », ou alors ceux-ci sont une sous-classe de ce phénomène général. Le mana même n’est-il pas de cet ordre-là ? Je pense à une image, mais faite de ma propre main (par défaut, en fait cela me répugne d’y penser : je voudrais qu’elle existe par elle-même, soit qu’elle soit faite par un humain mais celui-ci oublié, soit qu’elle soit acheiropoïète). Je vois véritablement la matière, par exemple de la peinture (ou est-ce de la terre ?), une couche marron mat, à un endroit elle est un peu partie, et puis une ficelle dedans et qui en sort. Bref… c’est juste une image, les images parlent toutes seules et dans notre dos, surtout que celle-ci n’est destinée à personne.

Une image symbolique pour quelqu’un, mais plus qu’une image, une image qui ne soit pas une image : un objet, déjà, et sans utilité. Un symbolon tout unique dans lequel il y a déjà les deux personnes, et qui passe de l’un à l’autre ; l’un met le mana, l’autre le garde, les deux sont reliés par l’objet. C’est l’horizon suprême du cadeau, je n’en trouve pas d’autre, manque d’imagination peut-être. Mais à s’y prendre au dernier moment, à chaque fois un rabattement, un compromis s’opère, pas toujours vers des objets entièrement achetés, mais au moins en partie, et plutôt en grande partie. Un livre, un vêtement, un sachet de thé, un disque… l’an dernier, un disque gravé pour chacun, pochette simple et de main d’homme, aux pistes personnalisées mais dans la globalité, disques existants dans le commerce. Hier, j’ai cherché dans le supermarché. C’était très glauque. Ça donne envie de cynisme, un peu comme celui qui est à l’œuvre dans les cadeaux farces et attrapes, par exemple (pas le meilleur), un cynisme renversé, populaire, lorsque, au mieux, le lien est exprimé par l’impuissance à le faire, parfois c’est très fort, il arrive même que ce soit beau (mais bon, moi, ça ne pourrait pas l’être : ce serait entre le foutage de gueule et le cynisme).

Il faut que je ressente vraiment une émotion, que le destinataire, comme je pense à lui, me touche. Cela demande de la préparation. Là, Noël débarque trois jours avant, pour tout le monde, alors forcément. Mais c’est tout le temps comme ça, seulement là je doute de pouvoir m’en sortir. Je n’ai rien sous la main.

Le « marché de Noël ». Voilà bien qui exprime le contraire du cadeau : le marché. En art, tout ce qui ressort du « premier marché » s’avance en général sous des motifs non artistiques (ce sont les reproductions, les sérigraphies, et toutes les croûtes). Par exemple, il y a dix minutes, une fille, la deuxième après celle du mois de mai ou juin, voulait me présenter les sérigraphies qu’elle a réalisées avec un sérigraphe dans le cadre d’une réinsertion des jeunes, dit-elle, avec une autorisation délivrée par la préfecture de police toute chiffonnée, déclarant ouvertement que si je voulais l’aider… J’ai dit non, autrement dit, à travers le prisme de son discours : qu’elle crève, sans travail et sans toit. Quarante euros pour un geste humanitaire, on peut le comprendre, quarante euros pour une sérigraphie de merde, faut quand même pas exagérer (je ne les ai pas vues, cependant : reproduction de tableaux connus, dit-elle). Celle du mois de mai tenait un discours beaucoup mieux construit, sans aucune autorisation je crois, une vraie professionnelle, une horreur. Je m’étais fait avoir, évidemment, rationalisant cela comme un remerciement pour avoir été la seule personne de la journée à me parler. Celle-ci, ce n’était pas des sérigraphies, il y avait tout un discours, probablement mensonger : véritables créations (dans l’ordre graphique : tout plat et des signes qui disent quelque chose), avec une véritable technique par eux mise au point, avec de la soie et autres conneries, genre le « tableau » coûtait 75 euros à faire, cédé 25 par pure bonté… Faut pas prendre les gens pour des cons, sauf ceux qui le sont, comme moi. Le premier marché de l’art vient tout seul à notre porte, et sous des motifs extérieurs à l’art en plus. Cette fois, long monologue essoufflé à la porte, à la fin j’ai dit non, et elle est partie jouant la vexée (à la limite, si cela était une entrée en matière pour aller plus loin, parler plus profondément, retourner cette relation commerciale ou humanitaire, mais je doute que cela soit possible, ni même qu’elle le veuille : elle va beaucoup trop vite sur ses rails, et au fond c’est pour cela que je ne l’aime pas : où cet art devant ma porte rejoint un hypothétique art vendu en distributeur comme des canettes de coca).

Le « marché de Noël ». Le cadeau de Noël est radicalement hors marché, justement. Petit, j’en ai eu des cadeaux du marché, Toys’r’us, supermarchés et autres. A remplir plusieurs chambres d’objets que je n’ai quasiment jamais touchés, à peine une fois pour voir. Je dis cela sans méchanceté ni aucune arrière-pensée, évidemment. Cela me rendait triste, je crois. Après c’était plus simple, il y a eu les consoles vidéo, elles au moins elles réglaient le problème, ce passeport pour l’ailleurs, mieux qu’un train électrique, qu’une boîte avec des tampons pour écrire en hiéroglyphes, qu’un circuit de voitures de course électriques (et pourtant j’y ai joué, à ce circuit), que n’importe quel livre, et que sais-je encore. Gamin, un véritable cadeau, je ne l’aurais pas compris (si même mes parents auraient été capables d’en faire) ; il aurait traîné à l’abandon ; peut-être aurais-je senti quelque chose de vague, et de pas compris par moi du tout, dans cet objet, par cet objet, et alors peut-être aurais-je été abattu par une profonde tristesse, celle de ne pas arriver à faire lien avec cet objet lui-même (ça m’est arrivé, parfois, mais c’était des cadeaux bêta, de personnes que je ne connaissais quasiment pas, donc là c’était le lien à la personne ‘‘seulement’’). Peut-être seuls les adultes peuvent arriver à jouer entre eux, les enfants il faut toujours que le jeu soit quelque chose de tiers (et quel meilleur jeu que le jeu vidéo ?).

Dans un (super)marché, c’est glauque (c'est-à-dire au-delà du triste) parce qu’il y un sentiment de manque. Le manque n’est jamais plus fort que lorsqu’il y a quelque chose qui fait lien, mal le lien. C’est peut-être le commerce lui-même, mais des objets du commerce peuvent toutefois, sans doute, être soustraits à ses lois, retournés au profit de la main qui achète, comme si c’était elle qui les avaient créés (et l’emballage, l’intention ou la symbolique suffisent-ils ?). Je ne cesse pourtant de rêver à une image, une unique image, une image qui n’est pas une image, qui exprime l’expéditeur et le destinataire, et les deux à la fois, et fasse lien entre eux. Tout au long de la recherche des rabattages sont possibles : sur des objets commerciaux, sur des objets commerciaux transformés avec ‘‘créativité’’, sur de simples photos, sur de simples productions, intentions, de la main de l’expéditeur. Que vaut un cadeau en dehors de cela, en dehors d’un fond sans âge et humain, très humain ? Une image à conserver, une image qui exprime également plus que l’un et l’autre et les deux à la fois : ce fond sans âge lui-même, éternel retour de cela… Mana, potlatch, symbolon, écran biface, image acheiropoïète, et d’autres que je ne connais pas… Assez loin du don (et du contre-don) et très loin du commerce.

A l’instant je pense à une image assez stupide peut-être. L’enfant reproduit une image qu’il connaît, par exemple une photo. On voit bien que c’est l’enfant qui l’a dessinée, et un observateur tiers, c'est-à-dire en dehors de tout lien affectif, ne verrait que ce qui est représenté, sans grande différence avec l’original. Mais voilà, c’est l’enfant, c’est lui et pas un autre (et sans doute faut-il ‘‘aimer’’ Sherrie Levine pour apprécier ses photos après Walker Evans). Pour cela, sans doute ne faut-il pas qu’il y ait de la création, sans doute faut-il que ce soit la reproduction d’une image existante. Ensuite, il faut que cette image appartienne au destinataire, une image qui lui soit chère. Avec ces trois éléments, l’image devient un véritable objet, pour ainsi dire une icône (d’ailleurs, peut-être faudrait-il reprendre la technique de production des icônes, je crois fixée une fois pour toutes). Il va de soi que Dieu ne peut plus rien créer, étant mort, que nous restons entre humains. (Il va sans dire que l’ordinateur n’aide en rien, à moins que le virtuel révolutionne l’icône comme le jeu vidéo a révolutionné le jeu…)

(Le lendemain).

Eh bien non, pour ne rien changer, moins encore que d’ordinaire (ou presque ?)…


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