Il est probable que j'arrête ce jour cette histoire de blog. Sauf si, comme chez ceux qui font parfois semblant d'arrêter de fumer, ce qui passe par là ne sait passer ailleurs.
Nietzsche disait qu'il ne faudrait retenir que les phrases et idées qui nous viennent "en marchant". Il faut mettre des guillemets, le pauvre la marche était sans doute sa seule activité.
Assis, vraiment rien de bon ne vient. Cela finit par des lignes étroites qui rétrécissent ce qui crée des lignes étroites qui rétrécissent... Une manière d'y mettre son angoisse, dans tous les sens, n'importe comment, dans une absence de contrôle nécessitée par l'urgence, par l'angoisse qui sourd. Mais quelle distance vis-à-vis de soi encore. Spectateur de soi, cela n'a rien à voir avec la création comme celle qui se déploie lorsque l'on s'oublie, et voit s'éclore des fleurs de cohérence, de profondeurs et d'ampleur sublimes, nexus parfumés. Ce serait plutôt le récit en creux d'une impossible immersion, d'une impossible volonté.
Les lignes que je préfère, elles sont inscrites dans des carnets, avec un stylo. Notes de n'importe quand. Et comme recopier, répéter, simuler, m'ennuie au plus haut point et que je préfère me lobotomiser, si j'ai un moment ou plus, avec quelque chose de nouveau (une non nouveauté qui se répète...), cela n'aide pas et mon étouffement n'est pas soulagé, juste déplacé.
Ce que j'aime (parfois cela va jusque là) sur les blogs, ce sont surtout les nouvelles idées de blogs. Lorsque le désir m'en prend, je le décore. Généralement, si j'écris quelque chose, ça ne va pas plus loin qu'un ou deux posts. J'ai horreur de me sentir étouffé par une forme donnée. Alors je laisse le blog en jachère, et il attend sagement. S'il pouvait partir, ce serait sûrement plus drôle, mais sans que ce soit décidé par la plate-forme, des calculs bien trop froid : non, plutôt un rapport de séduction avec ma création.
Là je suis assis, et rien d'autre ne justifie ces lignes qu'angoisse et ennui à travers lesquels je suis passé avant d'en arriver là. Sans que ce soit trop fort, il ne faut pas exagérer. Aller toujours un peu plus loin que le point présent pour résoudre l'angoisse, et ne pas mourir un jour de plus à défaut d'avoir vécu.
Lorsque je ne suis pas sur internet, cet enfermement devant l'écran obscur me semble extrêmement distant. A l'inverse, devant lui, c'est l'urgence d'une réalité plus puissante encore qu'au cinéma.
Insensible à force de refuser les formes par trop banales pour infuser des sentiments. Reproduire le plus exactement possible une chanson connue et aimée : les sentiments passent, mais quel procès de réification. "Mignonnes" ; c'est clair, mais que peut-on dire d'autre ? Ce creuse une distance dramatique entre l'objet réifié et les sentiments investis, ou qui sont faits passés. L'émotion découle de ce drame, pas de la chanson répétée. Cependant que nous fêtons la mort de celle qui fait pleurer à coup sûr, la Callas qui a tenté d'introduire un jeu d'actrice dans sa répétition dramatique, ce qui n'a pas suffit.
Il est plus facile de libérer lorsque le temps est très avancé, quelque part dans la nuit, car leur importance est moins grande, un poids s'est enlevé qui est celui de l'ambition, de l'efficace, des prises de tête diurnes sur l'avenir du monde et de soi. Chaque nuit on sait que le lendemain n'existe pas, que c'est un autre jour et que pour cela même il n'existe pas, par rapport à l'écoulement présent.
Ou c'est peut-être d'avoir vu autre chose qu'un simple défilement d'images avec la rediffusion du Mr Max écrit par Dan Franck. L'évènement happe, il ravit à ses soucis, surtout s'ils finalement ils ne sont pas très importants. Le recueil à l'évènement est commandé par des forces, qui sont mises en relation avec celles qui commandent les soucis ; pour le souci présent, la seule force est la mienne, soit peut-être celle parmi toutes la plus légère.
Ma vie se déroule sur l'horizon présent d'une mort certaine, nulle et dépouillée de tout. Images de camps, de sida, de folie ; horizon nihiliste. Vie subjective en spectateur de cette vie et de cette mort. La nervosité pour tenter de ne pas rester trop loin du wagon, accroché entre les deux. Dont la vitesse est proportionnelle au degré de spectacle.
Devant l'écran obscur j'ai les yeux comme écarquillés, en plus d'être assis et d'avoir du mal à respirer. Lorsque je marque n'importe quoi, dans un énervement regardant ailleurs et inscrivant sur l'écran ce que la main, obéissante mais dépourvue de conscience, veut porter témoignage, c'est alors qu'il m'arrive de capter quelque chose.
Je procède ainsi naturellement en dehors de cette place. Mais la main ne porte note qu'au fond de mes poches. Et si la bouche se charge de la publicité, je suis très étonné de voir les gens me parler, ils me semblent aliénés et parler à un étranger. Je n'aurais pas cette impression si le jeu me plaisait et captait toute mon attention, sur plusieurs niveaux ramassés tout en un, immergé(s) dans la situation présente. Dans le meilleur des cas, je me fais l'impression d'un hibou, image de cette possibilité de regarder à travers ses propres yeux comme si l'on n'était pas soi ; sans éprouver le besoin de fuir ou se cacher.
Ce lieu d'internet, le mien, a toujours été dans mes représentations une sorte de Heimat. Sans projection, ni séduction, ni simple médiation bien sûr. Au début, il en allait autrement. D'ailleurs, il en va toujours autrement aux créations. Puis je fais comme si j'étais chez moi, et les règles petites-bourgeoises du rapport humain, familier, immédiat et transparent (mais non sans zones d'ombres ni recoins, ce qui est déjà quelque chose de gagné), prennent le dessus ; j'accueille dans un espace sans porte ni fenêtre, et je reste seul. Ce n'est pas que cela me déplaît, tout mur fixant un rapport à l'altérité -- mais vu ainsi c'est déjà autre chose, un autre rapport qui se crée sans qu'il y ait pour autant de poussées venant de l'extérieur, et l'espace lui-même se transformant.
Ce n'est jamais qu'un espace régressif publicisé. L'avantage du statut d'incognito est qu'il préserve de rapports humains sur la base de ce rôle lié à un espace régressif.
Et l'avantage d'internet est de permettre de changer de masque. Et si on utilise notre nom, à quelle détermination cela engage ! Sortir de la régression, grandir un peu... mais tous les jours je me dis que je serai mort avant.
Et de ce que je garde en retrait, je n'ai pas envie de le publicisé ainsi. Pas là, pas maintenant, pas comme ça, pas à l'état où c'est. Le vieux Sigmund disait, disait le vieux Debord, que ce qui sort est perdu, ce qui est dit s'annule et se perd dans le procès de parole. Un peu comme la poésie à reste zéro, du linguiste contemporain du premier, de Saussure. On peut se sentir dépossédé, comme si tout ce qui pouvait être dit était déjà sorti, ou comme s'il n'y avait rien ou plus rien à dire, et refuser pourtant, par réflexe, par mémoire morale et incertaine, par habitude, la prostitution.
Ainsi, il est probable que j'arrête ce jour cette histoire de blog. Sauf si, comme chez ceux qui font parfois semblant d'arrêter de fumer, ce qui passe par là ne sait passer ailleurs.