Sa prof d’éco dit que si on travaille en faisant nos études, on va les rater. Pas forcément, me dit-elle. Je me pense : de toute façon, rares les fils d’ouvrier à faire une thèse, ça veut dire quoi rater ses études, ne pas aller jusqu’au bout (et qu’est-ce en général sinon une thèse puis aussi prof derrière : point de salut en dehors du professorat ?) ou ne pas accorder potentiel et résultat (et qui dit le potentiel ? et Nietzsche : on veut ce qu’on peut (elle avait lu un peu de Schopenhauer, avant, avec sa volonté contre le libre arbitre)) ? Elle commence à me sortir des ‘‘indicateurs’’, ou bien est-ce surtout la façon d’en parler ? J’ai l’impression d’avoir une élève qui répète parfaitement son cours, comme si pour s’entraîner peut-être, et encore, un cours qui a plutôt sa place au lycée ; une élève ou un prof, surtout ces profs de lycée, qui ont appris, mais pas suffisamment, et restent coincés entre des idées (sans aller jusqu’à leur lieu de naissance ou, de l’autre côté, le lieu où elles sont disloquées) et du concret (sans aller jusqu’à appréhender le concret lui-même), déblatérant à l’infini des litanies qui finissent par se savoir par tout le monde, mais qui même avant cela ne valent rien. Cela m’énerve un tout petit peu, mais seulement comme lorsque quelqu’un dit une grosse bêtise en y croyant : ce n’est pas vraiment qu’on est énervé (à moins peut-être de voir les yeux de l’autre briller : on veut le tirer de ses illusions), c’est un réflexe un minimum énergique. Je tente de dire quelque chose, mais elle est dans son wagon raillé, je ne peux qu’écouter, ou alors peut-être discuter sur le mode qu’elle dit elle-même détester et qui m’insupporte depuis longtemps, comme de bons élèves qui discutent de ce qu’ils ont appris déjà comme des machines, répétant les arguments contradictoires du professeur, sans réfléchir sur ce qu’il leur a été dit, sans réfléchir non plus à partir d’autres sources (et l’allusion au lycée n’est pas innocente ici : j’ai proprement halluciné, en fin de troisième année de socio, lorsque j’ai eu à nouveau, l’espace de dix minutes, un livre de SES de terminale, à quel point c’est idéologique), comme s’ils ne voyaient pas qu’ils étaient en train de bien apprendre leur leçon, une naïveté qui fait rêver certains parents au collège et que l’on peut encore tolérer au lycée (et encore), mais après, on n’imagine seulement des gens d’IEP fonctionner de cette manière (ou le québécois, mais c’est une autre histoire). Je tente de parler et elle est dans son wagon raillé, je tente de dire quelque chose, et fatalement, oui, ce peut être perçu comme le prof envers son élève, mais n’est-ce pas déjà (et seulement) parce qu’elle se comporte là comme une élève ? Forcément, moi je dis rien (je devrais, peut-être, je veux dire : j’aurais du dès le début, avant même (et à la place) de chercher à dire quoi que ce soit), mais elle non, elle me reproche de faire le prof, alors je tombe un peu des nues. Ce n’est plus de l’innocence mignonne, là, mais ça me fait penser à du Gombrowicz (sans vraiment savoir s’il y a cela chez lui, je pense à Ferdydurke), c'est-à-dire : B a de la bienveillance pour A, A se comporte conformément au cadre de cette bienveillance, puis A tente de sortir de ce cadre en s’opposant à B : A est très content de lui, B ressent un profond sentiment d’injustice, d’incompréhension et de stupidité ; je pense à Gombrowicz parce que je pense à Kundera, chez qui il y a cela : c’est entre le cynisme et le kitsch, c’est affreux ; renversement d’un rapport intériorisé comme s’il s’agissait d’une libération, alors que le chemin à suivre (celui de la vérité, du propos juste, qui répond à la question posée au départ) est tout autre et proprement délaissé (mais on s’en sert ; comme si, alors, la question posée au départ n’était qu’un rapport de pouvoir, par là le cynisme, et que trouver le fun, la ‘‘libération’’ comme on disait (on pourrait aussi dire se sentir grand à peu de frais, ce qui fait penser à Eluard et Aragon, lorsque les pires platitudes deviennent « poésie ») et par là le kitsch). C’est assez désagréable, parce qu’il ne s’agit ni de s’engueuler (tout doit se faire en douceur, par des glissements hypocrites et de mauvaise foi, consciemment ou non, on va dire rhétoriques), ni de faire lien (on ne cherche pas à se mettre d’accord, au contraire le désaccord est là dès la base). Sans doute cela est-il déterminé par ces quelques minutes à tirer avant de partir, une demie heure en rab inespérée mais, pour cette raison, car on (elle) avait prévu autre chose, s’était déjà mis(e) en route, laissée vide, comme un non-temps, sans savoir comment en profiter. Déjà quand le temps est prévu, ce n’est pas si facile. C’est à moi de tout faire — mais pourtant quels ‘‘progrès’’ déjà !... : peut-être cela doit-il, devait-il prendre du temps… il y a des choses dans lesquelles on entre rapidement pour en sortir rapidement (un McDonald’s, un supermarché, un site Internet, une amourette à douze ans, même si on y pense plus souvent qu’on n’y est ; mais pour certains jusqu’à toutes les dimensions de la vie), et d’autres qui sont l’inverse (l’amour du vin, la philosophie, un gros roman, et parfois on n’y pense seulement lorsqu’on y est, mais parfois seulement, et pour certains cela s’étend à toutes les dimensions de la vie). Les ‘‘progrès’’ me concernant également (j’ai ‘‘avancé’’ encore d’un pas hier soir — les ‘‘progrès’’ ne concernent que nous-mêmes, notre rapport à nous-mêmes), et parfois, forcément, je souhaite que nos ‘‘progrès’’ soient en accord parfait… Ceci pour dire que lorsqu’une limite, pour ainsi dire, est atteinte, limite car alors un barrage se fait, comme un questionnement muet, sommes-nous sur la même longueur d’onde, ou l’un doit-il attendre l’autre et remettre à plus tard le pas de plus souhaité, le processus amoureux s’arrête ou bien les deux doivent chercher à le perpétuer, donc à penser que ce qui est présent est plus important, plus vrai, que ce qu’ils ont vu derrière la barrière, et peut-être souhaité, pour rester ainsi, sans plus d’avancement, pendant par exemple encore une demie heure. Comme si se mettre en route déjà était aussi un moyen d’échapper. Molles prises de tête destinées à faire passer le temps ? A côté la défragmentation du disque d: reprend lentement son cours.
Je ne comprends pas trop comment elle peut être sensible à des textes de Gavalda, d’Olivier Adam, de Coben ou d’Hayden, et puis (sembler) rester insensible devant Bloody Sunday. Film qu’elle a dit avoir bien aimé (en général elle ne dit rien des films, je crois — mais justement, le dire, peut-être ?...), « trop cool » hum. Comme essayer d’être sincère, d’être uni avec (communion), de sentir avec (compassion), mais sans y arriver, de bien vouloir mais de ne pas y arriver, que c’est alors qu’on parle et que l’on fait bien sentir aux autres que non, cela ne nous touche pas (— ah bon, ça s’est vraiment passé ? — !!?? Oui, d’ailleurs les gens qui sont allés voir ce film savaient déjà ce qui allait se passer). Le réel (et pas la (méta- ?)belle histoire), le social (mais déjà le kitsch au sens de Kundera), elle ne le saisit pas, ne le comprend pas, ni communion ni compassion (elle se bouche les oreilles quand ça parle de religions, et le monde des sims est un monde merveilleux).
Moi aussi, longtemps, compassion et communion sont des choses qui m’ont semblé pouvoir être acceptées, mais seulement en dernier recours, lorsque tous les autres moyens ont été essayés (je le voyais comme ça : des moyens pour résoudre quelque chose, et je voyais les larmes d’une famille auprès d’un mort dans quelque chose de collectif : plutôt que de pleurer avec eux, d’être eux-mêmes peut-être, d’abord chercher à ce que cela n’arrive pas, comme si c’était leur faute, ou comme si, surtout, ils n’avaient chercher à vraiment vivre avec cette personne, mais maintenant se mettaient à pleurer sur lui, un peu comme cette anorexique/boulimique sur le dos de laquelle la mère et la tante (ou la grand-mère ?) parlent tant et plus comme d’un vulgaire commérage, dans la salle d’attente du psy, peut-être pleureront-elles si elle vient à mourir, mais elles l’auront cherché, non ?). Mais parfois, le malheur est déjà là, il n’y a pas entre-temps de futur pendant lequel on pourrait rendre les choses autrement. C’est fatal, comme disait l’autre. C’est cette fatalité qu’il y a dans le kitsch politique (celui dont parle Kundera en stigmatisant des Eluard ou des Aragon). Plus précisément, les « héros », ce n’est pas qu’ils veulent mourir, c’est qu’ils envisagent, sans trop y penser non plus, cette possibilité, et que c’est cela même qui les rend grands, à leurs propres yeux (eh oui) comme aux yeux des autres ; qu’ensuite, on va pleurer sur eux, qu’on nous montre qu’il faut pleurer sur eux, parce que c’est injuste, qu’en plus, s’il fallait vraiment des justifications, si les images ne suffisent pas, ils n’avaient aucun moyen d’attaquer et encore moins de se défendre : voyez, ils sont morts et nous sommes vivants, et ces vivants que nous sommes se demandent que vaut cette possibilité de mourir qui rend les humains grands lorsqu’ils sont vraiment morts, les vivants se demandent cela, eux qui ne l’envisagent pas pour eux-mêmes, comme s’ils n’allaient jamais mourir, et qui n’ont même pas participer à cette possibilité, qui n’étaient pas aux côtés du mort, dans le même rêve, dans le même kitsch que lui. Tout cela est plein de paradoxes, presque scabreux. Spectateurs, nous pleurons de par le kitsch propre aux vivants, mais si nous nous identifions (on dit comme ça : s’identifier, aux vivants ou aux morts de l’histoire) aux « héros » (le film tente de montrer qu’il n’y a pas de héros, mais il montre bien qu’ils se prennent quand même pour des héros, et même les vieux (le héros est un truc de jeunes), ne serait-ce par le regard porté et la situation (parce que la mort est là, à tel endroit, c’est tout à fait certain, c’est dans le champ de tir)), alors nous conservons un regard dur et lointain, et nous ne pleurons pas ; il y a les deux, finalement, dans la chanson de U2 ; si nous nous identifions aux vivants, nous nous mettons à déplorer les engagements dans l’IRA qui s’ensuivent, ou du moins, comme le chef de la Civil Rights Association, nous ne savons pas quoi dire ni penser, nous nous sentons en deçà de toute capacité à dire quoi que ce soit, impuissants, marquant encore par là une désolidarité avec ce kitsch des combattants, mais tout prostrés dans celui des survivants ; si nous nous identifions aux nouveaux engagés, nous sommes avec eux, mais froidement, comme ils semblent l’être au fond d’eux-mêmes, là où le kitsch guerrier cède le pas au cœur même de la guerre, comme si les combattants se disaient « ça va, on a compris, il n’y a rien d’autre possible pour nous, c’est comme ça, faut faire avec, on va y mettre toute notre âme et toute notre énergie, tout ce que l’on a de plus cher en nous, mais cela ne nous fait pas plaisir » ; le kitsch guerrier comme le kitsch pacifiste reposent sur l’idée qu’il y a autre chose : tout n’est que comédie, parfois au point même que les acteurs vivent et se voient vivre en même temps, et cet autre chose peut être le paradis, une paix future, l’amour d’un père, ou quoi que ce soit d’autre ; lorsque disparaît le kitsch, il n’y a ‘‘que’’ le tragique ; finalement, c’est quand vient le tragique, lorsqu’il se peint sur le visage des gens, lorsqu’ils sont pris dedans, lorsqu’il n’y a plus du tout la seule possibilité qu’ils soient scindés entre une partie d’eux-mêmes qui vit et une autre qui les regardent vivre, qu’ils sont vraiment aimables, au plein sens du terme (ce n’est pas du christianisme réintroduit en fraude, d’une part parce que cela ne concerne pas que les victimes au sens large, loin de là, d’autre part parce qu’avec le tragique vient aussi la joie de vivre, et (parfois : du moins) le rire) ; le tragique, là, se peint sur le visage du jeune aux cheveux frisés noirs qui est le plus atteint par le kitsch « hooligan » comme disent les innommables paras lorsqu’il intègre l’IRA, ou bien sur le président du Civil Rights Association à la toute fin du film, déjà un peu quand il va de mort en mort dans la rue, puis à la fin de la conférence de presse, dans sa déclaration sur les engagés dans l’IRA puis après, se levant, tremblant, et partant, complètement disloqué.
De manière cynique, il n’y aurait pas tout ce barouf sans tout ce massacre. Le film, U2… ce n’est pas tant une question économique, c’est même avant cela : le cinéma lui-même, comme si toute forme d’empathie au cinéma, surtout concernant des faits réels, avait pour but exactement l’inverse de ce qui est annoncé (et le malaise, parfois, en voyant une actrice, parfaite dans son rôle, sourire comme une grosse conne avec son Chanel 5 et son collier de perles) ; cela fait partie du cinéma, mais ce kitsch, là, déjà, qui comprend même les deux autres kitsch au moins…
Lorsqu’elle est touchée de près par un film, c’est la première à pleurer, à être profondément angoissée, mais souvent, on dirait bien que ce n’est pour elle qu’un film, ni plus ni moins. Pas donc pour tous les films, cependant. Sans doute les films auxquels elle obéit au kitsch sont-ils ceux qui me laissent le plus indifférent, n’y croyant pas. C’est bien une histoire de croyance, le kitsch est une histoire de croyance. Sans kitsch, il n’y a ‘‘que’’ du récit. Kundera a beau dire, cependant, on ne peut pas faire sans kitsch (celui qu’il déballe pour son « roman (forcément) moderne » est quand même évident !). Peut-être voir ceux auxquels nous sommes sensibles (le kitsch se satisfait d’images, on dirait) et là où nous n’avons ‘‘que’’ du récit à proposer, est-il un bon moyen, comme un autre, de portraiturer quelqu’un. En tous les cas, nous devons tisser le drapé de notre route entre kitsch et tragique, au risque de n’obéir qu’à l’un (et donc, sur le principe du refoulé, de n’être placé finalement que sous la gouverne de l’autre).